«Jardin des complexes»: les cases silencieuses de Jimmy Beaulieu

Lorsqu’il est question de nommer les architectes de la bande dessinée actuelle au Québec, Jimmy Beaulieu doit absolument se trouver sur cette liste. Il est, comme Michel Rabagliati, arrivé au tournant du siècle, à un moment où la bande dessinée québécoise avait besoin de têtes d’affiche passionnées par un genre sur le point de s’imposer. Cofondateur en 2002 de Mécanique générale, qui était à la base une maison d’édition destinée au genre, animateur d’ateliers consacrés à la bédé au cégep, ancien libraire et bédéiste autodidacte, le natif de l’île d’Orléans possède une feuille de route à la hauteur de son talent de raconteur de non-événements. La publication d’un premier ouvrage solo en sept ans méritait, donc, une petite mise au point !
Sept années qui se sont écoulées depuis la parution de Rôles de composition, une réflexion sur le couple, thème de prédilection de Beaulieu, qu’il revisite allègrement dans Jardin des complexes, un recueil de courtes histoires ayant pour noyau central des moments charnières relationnels, qui paraîtra le 3 avril.
Alors, pourquoi maintenant, après sept ans ? Qu’est-ce qui a redonné le goût à Jimmy Beaulieu d’y retourner ? « Parce que j’avais assez de matériel pour faire un livre avec intelligence et sensibilité. Tu ne veux pas juste un ramassis de trucs que tu as accumulés, tu cherches un propos, une structure, une cohérence. Ça a pris tout ce temps pour en arriver là, mais il y a aussi qu’on ne fait pas énormément d’argent avec la bande dessinée. J’ai dû gagner ma vie autrement, en dessinant, en donnant des cours de bédé, ce qui a fait que je n’ai pas pu mettre ma création à l’avant-plan comme je l’aurais voulu. J’ai quand même continué à créer des histoires courtes, à travailler sur ce livre, qui sort ces jours-ci. C’est pour ça qu’il y a des choses, ici, qui datent de sept ans. C’est un long processus en continu. »
Il est vrai que, sur les réseaux sociaux, on a l’impression que Beaulieu travaille constamment sur des esquisses, de petits bouts d’histoire, sans que l’on sache si c’est destiné, ou pas, à un projet plus global. L’idée est-elle venue de l’accumulation de petites idées, ou l’album était-il sur la table à dessin depuis le début ? « C’est toujours fait pour finir dans un livre. J’ai toujours fonctionné comme ça : je fais de petits trucs à gauche et à droite et, après, je leur donne une cohérence, je trouve un angle en essayant de ne pas trop dénaturer ce que j’avais amassé au fil du temps. »
Est-ce à dire que, pour cet album, les esquisses n’ont pas trop été retouchées ? « Oui, quand même ! Retravaillées, mais pas dénaturées. Plusieurs des courtes histoires que l’on peut lire dans cet album ont été publiées préalablement dans des trucs très confidentiels, ou pas du tout, mais j’ai dû les retoucher pour la continuité, ajouter une case, ou une page. En fait, je pensais avoir terminé le 15 septembre dernier, mais entre le 15 et l’édition finale, j’ai refait le tiers du livre ! »
Et qu’est-ce qui est retravaillé, exactement ? Le découpage, le dessin ? « C’est souvent le rythme qui est retouché. Entre raconter une histoire, en narration, et le faire avec des cases dans une bédé, tu te rends compte que tu as besoin de moments de silence, de regards. La bande dessinée est vraiment très forte pour les cases silencieuses. On a souvent comparé, désavantageusement, la bande dessinée à la littérature pour cette raison : on montre plutôt que l’on suggère. Or, je pense que c’est une force, on peut aussi suggérer l’intériorité des personnages, et les cases muettes, d’ambiance, servent à ça. »
Le temps des bilans
Jimmy Beaulieu a maintenant 48 ans. Si ce n’est pas encore le temps de faire le bilan de sa carrière, c’est quand même un bon moment pour s’arrêter quelques minutes, histoire de voir où il en est dans son évolution. « On n’est jamais aussi convaincu de ses idées que dans la vingtaine. J’avais, à l’époque, l’impression et l’illusion que je pouvais influencer, sociologiquement, ce que les gens pensaient. J’ai commis le plus grand péché du narrateur : me placer au-dessus de mes lecteurs. Quand je me relis, c’est ce qui me dérange le plus. Aujourd’hui, je pense que j’ai “slaqué” ça. Ce que je fais est dans la complicité, j’ai plutôt l’impression d’écrire des lettres à des gens que j’aime. »
Jardin des complexes, ce sont de courtes histoires d’amour, qui fonctionnent ou pas, et même si ce n’est pas l’auteur qui est explicitement en scène, le lecteur comprend assez vite que c’est de lui qu’il s’agit. Comment Jimmy Beaulieu se sent-il face à lui, comme personnage ? « Mon avatar, mon personnage, c’est un genre de Tintin ou de Charlie Brown, ce sont des vecteurs pour le lecteur et c’est comme ça que je me vois. Je n’ai pas vraiment d’affection pour ce personnage. C’est plutôt à ceux qui sont en périphérie que je m’attache. Quand je termine un album, je vis comme une rupture affective avec eux, comme si je les laissais tomber, contrairement à mon avatar. »
Jimmy Beaulieu parle constamment de relations amoureuses dans ses albums. La journée où ça ne sera pas le cas, est-ce que cela voudra dire qu’il a fait la paix avec ça ? « Je ne sais pas. Quand j’étais marié, j’en parlais aussi. Mais comme j’ai toujours connu des débuts euphoriques et des fins sèches, dans mes relations, j’ai beaucoup de matière. Même si je n’ai pas tellement envie que les lecteurs passent leur temps à analyser ma vie. Je veux plutôt qu’ils s’y retrouvent aussi. »
Et c’est exactement ce qui se produit dans ce Jardin des complexes, un lieu où nous-mêmes, comme lecteurs, sommes invités à replonger dans la somme de toutes nos relations. Même si, parfois, cela fait plus mal que ce à quoi on était préparés. Et c’est ce qui fait la force de ce récit : Jimmy Beaulieu, en se racontant lui-même, finit par parler de nous tous.