Les bibliothèques québécoises, une société distincte pour les livres numériques

L’interdépendance du milieu du livre a créé un modèle distinct, qui permet aux bibliothèques d’ici d’échapper aux problèmes que vivent leurs voisines anglophones.
Guillaume Levasseur archives Le Devoir L’interdépendance du milieu du livre a créé un modèle distinct, qui permet aux bibliothèques d’ici d’échapper aux problèmes que vivent leurs voisines anglophones.

Les bibliothèques canadiennes n’arrivent pas à répondre aux demandes de leurs abonnés en livres et en services numériques. La raison ? Les « coûts prohibitifs » exigés par les grands groupes d’édition américains. Et au Québec ? L’interdépendance du milieu du livre a créé un modèle distinct, qui permet aux bibliothèques d’ici d’échapper aux problèmes que vivent leurs voisines anglophones. Regard sur les biblios québécoises comme société distincte.

Le Conseil des bibliothèques urbaines du Canada a lancé la semaine dernière une campagne nationale pour protester contre « les coûts prohibitifs » qui « empêchent les bibliothèques publiques d’offrir un accès adéquat » aux livres numériques et aux livres audio.

Il est vrai que les bibliothèques nord-américaines anglophones font face, depuis la pandémie, à une demande extraordinaire pour les contenus et services numériques. L’Association américaine des bibliothèques publiait dès la fin de 2020 une étude sur le sujet, The Need for Change: A Position Paper on E-Lending books.

La grande demande pour les documents numériques en bibliothèque, lit-on, vient exposer le problème des tarifs que doivent payer les établissements pour les offrir à leurs abonnés. « Certains prix et modèles d’affaires entravent ou bloquent même complètement l’accès aux contenus numériques pour les usagers des bibliothèques. »

Dans le rest of Canada

« Le discours canadien en bibliothèque, du moins celui du rest of Canada, est plus près du discours américain actuel », explique Marie D. Martel, professeure en bibliothéconomie à l’Université de Montréal. « Ces bibliothèques-là sont outrées, et avec raison, de la manière dont les éditeurs les traitent — on parle ici des grands groupes éditoriaux. »

« La vente des livres numériques anglophones, et plus précisément les conditions de vente de ces livres aux bibliothèques, est un sujet assez épineux depuis plusieurs années », confirme, de son côté, Jean-François Cusson, directeur général sortant de Bibliopresto, l’organisme qui offre aux bibliothèques québécoises des outils et services numériques, dont Prêtnumérique.ca, la plate-forme utilisée par la majorité des bibliothèques d’ici. 

100 527
Sur les 175 996 exemplaires numériques acquis en 2022 par les bibliothèques québécoises, 100 527 ont été produits au Québec et 75 469 hors Québec, selon les chiffres fournis par Bibliopresto.

« Les gros éditeurs américains — Harper Collins, Penguin Random House, Hachette, Simon&Schuster et Macmillan —, qu’on appelle communément le « Big 5 », contrôlent une très large proportion de l’édition grand public en anglais. Chacun de ces éditeurs a sa propre licence de vente de livres numériques pour les bibliothèques », dessine M. Cusson.

« Leurs conditions sont assez difficiles, poursuit-il, et les prix sont très chers, souvent de trois à quatre fois le prix grand public. De plus, il y a des limitations dans le temps et d’autres types de restrictions », comme l’impossibilité du prêt simultané, même pour un livre dématérialisé.

Les grands groupes français

Les éditeurs anglo-américains ne sont pas les seuls à imposer ce genre de choix d’affaires. « Face à de grands groupes français, comme Hachette, il arrive qu’on grince des dents en bibliothèque, ajoute Marie D. Martel, car ce genre de marchands ne se forcent pas pour accommoder les actrices de la lecture publique, loin de là. »

« En livres français, il y a plus de diversité » dans les propositions faites aux bibliothèques, note toutefois M. Cusson. « De façon générale, je dirais que les conditions proposées par les éditeurs français sont bien plus intéressantes que celles proposées par les grands groupes américains, exception faite de Hachette, qui a la même licence sur tous les marchés. »

« Chaque groupe d’édition français propose sa propre licence, continue-t-il. Avec, pour la plupart, de la simultanéité d’emprunt, c’est-à-dire la capacité de prêter une même licence à plusieurs usagers à la fois. Après, chacun fixe ses prix et ses conditions (nombre de prêts totaux, nombre de prêts simultanés, durée de la licence, etc.). »

Hachette, qui représente les éditions Grasset, Fayard, Stock, Marabout et JC Lattès, vend, par exemple, une licence pour cinq ans, avec 30 jetons — le maximum de prêts numériques possibles —, sans simultanéité, pour deux fois et demie le prix que paie en librairie le lecteur pour le même livre électronique.

En comparaison ? Le groupe Pottermore, éditeur d’Harry Potter, propose une licence de 5 ans qui donne 25 jetons (25 emprunts potentiels), dont 5 peuvent se faire simultanément. Le prix est 3 fois celui du livre vendu au grand public.

La Martinière (La Martinière, Seuil, Minuit, l’Olivier), pour 6 ans, propose 30 jetons (30 emprunts possibles), mais 10 lectures possibles en même temps, pour le même prix que le livre papier vendu en librairie.

Au Québec

« Les éditeurs indépendants canadiens sont beaucoup plus ouverts et tolérants et proposent des licences généralement plus équitables », tient à préciser M. Cusson. Aussi selon Mme Martel, « au Québec, c’est différent : il y a un esprit de concorde qui règne, grâce à l’esprit de la loi 51 qu’on a préservé dans l’environnement numérique, entre les acteurs et actrices de la “chaîne” du livre. »

Selon le rapport annuel 2021 de Bibliopresto, 53 % des sommes dépensées en 2021 ont servi à acquérir des livres numériques étrangers, alors que ceux-ci représentent 48 % des exemplaires acquis. Mais il faut lire ces chiffres avec nuances, conseille le directeur.

« Ce n’est pas qu’une question de prix. Je vais payer un livre de Gallimard plus cher qu’un livre québécois, mais je pourrai le prêter à cinq usagers à la fois, alors qu’il me faudrait acheter cinq exemplaires du livre québécois pour le même service », donne-t-il en exemple. De même, les prix des livres numériques naissent toujours des prix des livres papier, et les livres importés coûtent là aussi plus cher.

« Dans les acquisitions des bibliothèques, si on compare le nombre de publications faites au Québec par rapport au nombre de publications d’ailleurs, on voit que le livre québécois est surreprésenté dans les collections numériques. Je crois que les bibliothèques québécoises achètent proportionnellement plus de livres numériques québécois que de livres papier québécois. »

Sur 175 996 exemplaires numériques acquis en 2022, 100 527 ont été produits au Québec et 75 469, hors Québec, selon les chiffres fournis par Bibliopresto. Alors que le nombre total de nouveautés étrangères pour la même année tournait autour de 32 000 titres, les nouveautés québécoises dépassaient un peu les 4500, selon les données Gaspard.

« Nous avons, au Québec, une excellente relation entre bibliothèques et éditeurs, croit M. Cusson. Il y a une interdépendance entre les acteurs du livre, et des liens directs, qui harmonisent les relations. » De plus, le livre numérique connaît au Québec un succès en bibliothèque inégalé dans le reste de la francophonie, selon le directeur, succès dont bénéficient en retour les artisans des livres.

« Les termes de la licence qui encadrent la vente de livres numériques aux bibliothèques du Québec ont fait l’objet de discussions et d’un consensus et tiennent maintenant depuis une dizaine d’années. Et les livres numériques québécois sont vendus aux bibliothèques au prix de détail grand public », rappelle le directeur général de Bibliopresto. Une tarification distincte, pour une société distincte.

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