«La compréhension reste le dernier rempart contre le fanatisme, la haine et les injustices»

Il y a de ces vies haletantes, dopées par l’adrénaline et le sens du devoir, qui permettent, au fil de reportages réalisés aux quatre coins de la planète, d’être des témoins privilégiés de l’histoire. Poussée « par une soif jamais totalement étanchée de comprendre et d’expliquer » le monde, la journaliste Alexandra Szacka a raconté pendant 35 ans, à Télé-Québec puis à Radio-Canada, ces vies et ces destins qu’elle a croisés sur la place Tian’anmen, dans la jungle bolivienne, à Cité-Soleil ou encore à Kandahar. Dans son récit Je ferai le tour du monde, publié chez Boréal, la journaliste revient sur les coulisses de ses reportages et sur les déchirements et les combats dissimulés sous cette carrière menée au rythme enivrant de l’actualité.
« Je voulais consigner tout ce que j’ai vécu », indique en entrevue celle qui a débarqué du « manège de l’information quotidienne » en janvier 2020. « Ce n’est pas seulement [le récit] des événements qui ont marqué l’histoire de la planète [qui se trouve dans ce livre], mais aussi des réflexions sur le métier de journaliste et sur le fait d’être une femme journaliste à la télévision dans les années 1990, alors que c’était un milieu dominé par les hommes », explique Alexandra Szacka, de passage à Montréal cette semaine, loin de la petite ville fortifiée de Lucques, en Toscane, où elle a élu domicile dans les dernières années.
Arrivée en bateau « au pied d’Habitat 67 » à 16 ans, la jeune Polonaise de confession juive a vite fait, à l’époque, d’apprendre le français « en écoutant les monologues d’Yvon Deschamps » et en lisant « les écrits de Pierre Vallières ». « Je décide que cette histoire, celle du combat pour la langue française et la culture québécoise en Amérique du Nord, sera aussi la mienne », écrit-elle. À Trois-Rivières, où elle s’installe avec sa mère, son beau-père (qui sont tous deux embauchés comme professeurs à l’UQTR) et ses deux soeurs (dont l’une, Agnès Gruda, deviendra journaliste à La Presse), la jeune Alexandra est, en 1969, la seule immigrante de sa classe.
Une identité, aux multiples facettes, qui gouvernera sa vie et certainement aussi sa carrière. Puisque l’objectivité pure et dure est une quête illusoire, avance-t-elle dans son livre. « Comment un journaliste, qui est aussi un citoyen, qui vote aux élections, qui a une sensibilité qui lui est propre, forgée par sa propre histoire et la place qu’il occupe dans la hiérarchie sociale, comment pourrait-il laisser tout ça au vestiaire quand il est question de montrer, de décrire, d’analyser les réalités qui l’entourent ? » se questionne-t-elle.
Un même événement peut être couvert de multiples façons selon les sensibilités de chacun, ajoute en entrevue celle qui a remporté deux prix Judith-Jasmin et un prix Gémeaux. « Mais les faits existent, et c’est ça qui est important […], d’établir la vérité », insiste-t-elle. Un défi devenu encore plus grand et fondamental pour les journalistes ces dernières années en raison de la multiplicité des fausses nouvelles. « C’est un métier encore plus utile et essentiel aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 30 ans », ajoute la journaliste.
L’envers du décor
Au fil des 320 pages du livre, Alexandra Szacka dévoile l’envers du décor des nombreux reportages qu’elle a signés pour l’émission Nord-Sud de Télé-Québec, puis pour Zone libre, Enjeux et Le Téléjournal de Radio-Canada, chaîne pour laquelle elle est devenue correspondante à Moscou et à Paris. « J’ai été la première correspondante à l’étranger de Radio-Canada qui était allophone », dit-elle fièrement. On y découvre ainsi la ténacité de la journaliste, prête à falsifier des documents officiels en Tunisie pour pouvoir tourner des images de la révolte de janvier 2011 contre le président Ben Ali, sa pugnacité la menant à créer une diversion pour neutraliser l’agente du gouvernement chargée de la surveiller au Timor oriental afin de collecter des témoignages sur la répression de l’occupant indonésien ou encore son humanité la conduisant à accueillir chez elle des opposants chinois ayant survécu au massacre de la place Tian’anmen.
Mais Je ferai le tour du monde est aussi un livre sur les déchirements et les combats qui ont parsemé sa carrière menée sous les feux des projecteurs. « J’ai eu des remords toute ma vie d’avoir laissé mes enfants [derrière pendant que je partais en reportage] », mentionne cette mère de deux enfants. Une identité de mère et une autre de journaliste internationale, qui étaient difficilement conciliables. « Mais je referais la carrière que j’ai faite, assure-t-elle aujourd’hui. On est non seulement mère quand on prend soin [de ses enfants] et qu’on fait des muffins, mais aussi quand on offre une image de quelqu’un qui s’accomplit. »
Comme plusieurs de ses collègues féminines, Alexandra Szacka a ouvert la voie à plusieurs autres femmes journalistes. Mais les vents contraires ont parfois été tenaces, écrit-elle, en évoquant « un certain climat de misogynie » qui régnait à l’époque à Radio-Canada. « Cette atmosphère de boys’ club, de blagues salaces et de commentaires sexistes était plutôt la règle », détaille-t-elle dans ses mémoires en citant quelques noms au détour. « Mon éditeur m’a dit que ça n’avait aucun intérêt si j’enlevais les noms », spécifie-t-elle en entrevue.
« J’ai voulu raconter la vérité, c’est tout, poursuit-elle. Ce n’est pas une vengeance, parce que j’ai finalement réussi à faire la carrière que j’ai voulu faire. […] Mais ça a été un long combat pour y arriver. » Un combat également mené collectivement par les femmes journalistes des émissions d’affaires publiques de Radio-Canada, qui s’étaient aperçues au tournant des années 2000 qu’elles étaient moins bien payées que leurs collègues masculins. « Au XXIe siècle, dans une institution publique canadienne, financée à même les impôts des contribuables, on pratique une discrimination systématique envers les femmes ! » dénonce-t-elle par écrit.
Mais malgré les découragements et les doutes, l’ivresse du métier n’a jamais quitté la journaliste. Parce que la « vérité n’est pas qu’une question de croyance », écrit Alexandra Szacka, et que « la compréhension reste le dernier rempart contre le fanatisme, la haine et les injustices ».