Littérature à négocier

Certains livres pratiques, dont les recueils de recettes, se retrouvent parmi les plus gros succès dans les librairies québécoises.
Valérian Mazataud Le Devoir Certains livres pratiques, dont les recueils de recettes, se retrouvent parmi les plus gros succès dans les librairies québécoises.

Les livres de recettes, les guides de l’auto ainsi que les manuels de yoga et d’ornithologie pourraient être exclus de la définition légale de la littérature québécoise. Même chose pour la bande dessinée, et peut-être aussi pour la littérature jeunesse. C’est chaque entente collective qui établira, à l’issue de négociations, si elle inclut ces ouvrages ou les exclut. Que serait la littérature ainsi définie, par tout petits morceaux séparés ?

L’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), dans un bulletin publié sur son site Internet qui fait le point sur la dernière rencontre de négociation, a précisé la contre-proposition qu’elle a présentée à l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ). L’offre met en lumière les interprétations possibles de la définition de la littérature qui se retrouve dans la version refondue de la Loi sur le statut de l’artiste.

L’ANEL négocie au nom de quelque 110 maisons d’édition, dont Alto, Boréal, HMH, La courte échelle, La Pastèque. Elle annonce qu’elle contre-propose « une cotisation syndicale intérimaire de 2,5 % sur la redevance ou sur l’avance sur redevance versée au membre et au non-membre de l’UNEQ, découlant d’un contrat d’édition signé, au plus tôt, à compter du 1er janvier 2023, d’un “livre original exprimé par le roman, le conte, la nouvelle, l’oeuvre dramatique, la poésie, l’essai ou tout oeuvre écrite de même nature”, à l’exclusion du livre dont la nature n’est pas comprise dans cette définition législative de la “littérature” et à l’exclusion du livre publié à compte d’auteur ».

Autrement dit ? Si la proposition est acceptée, les auteurs de livres de recettes, de manuels de bricolage ou de jardinage ou de guides de croissance personnelle ne seraient pas compris dans cette entente. Ils n’auraient pas à remettre de cotisation syndicale à l’UNEQ.

La loi 35 définit la littérature comme le faisait la précédente Loi sur le statut de l’artiste, soit comme « la création et la traduction d’oeuvres littéraires originales, exprimées par le roman, le conte, la nouvelle, l’oeuvre dramatique, la poésie, l’essai ou toute oeuvre écrite de même nature ». Or, cette dernière partie de la phrase laisse place à plusieurs interprétations.

Déjà en commission parlementaire, lors des débats tenus en mai dernier, avant l’adoption du projet de refonte, les partis d’opposition remettaient en question cette définition ouverte. Maître Dominic Normandeau, avocat affecté au ministère de la Culture, avait alors expliqué que « ce genre d’expression là doit être interprété à la lumière des termes qui ont été énumérés avant ».

« Je vois mal, là, spontanément, comment on pourrait, par l’expression “oeuvre écrite de même nature”, interpréter à la lumière d’un roman, d’un conte, d’une nouvelle, d’une oeuvre dramatique, de poésie, d’essais que le livre de cuisine en serait… On n’est vraiment pas dans la même nature qu’un roman, qu’un conte puis une nouvelle », poursuivait-il.

Quelques instants plus tard, Brigitte Doucet, qui était alors conseillère principale au cabinet de la ministre de la Culture, indiquait que c’était une définition plus inclusive qui avait prévalu, à l’usage, jusqu’à maintenant. « J’ai beaucoup d’années d’expérience dans la Loi sur le statut de l’artiste, rappelait-elle alors. Quand on parlait tout à l’heure de la définition de “littérature”, c’est très large et, ultimement, ce sera au tribunal de trancher si une oeuvre est couverte ou non, ce ne sera jamais à la tête d’une personne, mais plutôt par catégories d’oeuvres ».

« Et, à mon avis, c’est aussi large que de pouvoir couvrir des manuels scolaires et des manuels pratiques, des trucs comme ça. La reconnaissance de l’UNEQ couvre toute la littérature, et ce sera à eux, selon leurs demandes, de négocier… d’application avec les éditeurs », ajoutait Mme Doucet.

Les premières interprétations sur les impacts de la refonte de la Loi — dont celles faites en décembre dernier par les interlocuteurs du Devoir — estimaient que ce seraient désormais tous les créateurs de livres, peu importe le genre, littéraire ou pas, qui seraient légalement considérés comme auteurs de littérature.

« La reconnaissance publiée sur le site du Tribunal administratif du travail prévoit que l’UNEQ protège “tous les artistes professionnels oeuvrant dans le domaine de la littérature au Québec”, expliquait alors la chercheuse en droit à l’Université de Sherbrooke Véronyque Roy. On pense donc à tous les créateurs, en toute langue, qui contractent des ententes contre rémunération liées à leur travail dans le milieu du livre québécois. Pensons au contrat d’édition signé au Québec. »

La bédé n’est plus de la littérature

Jeudi, Karine Vachon, directrice générale de l’ANEL, a confirmé au Devoir que l’association travaillait avec une définition qui exclut les livres pratiques. Elle soulignait aussi, au fil des questions, que la Loi soulevait des questions sur l’inclusion ou non des livres jeunesse dans la définition. « Ce pourrait être discutable. Comme pour les bandes dessinées, aussi. Surtout que les bédés étaient inscrites distinctement auparavant dans la Loi, et en ont été retirées en 1988. »

Dans son guide informatif de préparation à la prochaine assemblée générale extraordinaire de ses membres, le 29 mars, l’UNEQ ne précise pas quelle définition de la littérature elle entend défendre lors des négociations. Il faut dire que depuis décembre dernier, l’UNEQ doit gérer de nombreuses critiques de la part de certains auteurs, membres ou non, par rapport à certaines de ses propositions, comme les cotisations syndicales ou la vente de la Maison des écrivains. L’UNEQ a déjà entamé des négociations avec l’ANEL et Sogides, et disait en décembre au Devoir s’attendre à en mener des dizaines d’autres.

Au moment où ces lignes étaient écrites, ni l’UNEQ ni le cabinet du ministre de la Culture n’avaient encore répondu aux questions du Devoir.

Qui définira donc la littérature québécoise ? « S’il y a mésentente sur ce qui est couvert et ce qui ne l’est pas, poursuivait en commission parlementaire Mme Doucet en mai dernier, ce n’est pas dans la Loi qu’on le précise, mais ce sera plutôt ultimement devant les tribunaux que ça se décidera. »

Avec Annabelle Caillou

Les livres de recettes se vendent-ils tant ?

Certains livres pratiques se retrouvent parmi les plus gros succès de librairie au Québec, et la tendance est de penser que les livres de recettes et les guides de l’auto engrangent davantage de revenus que la littérature au sens historique du terme. Or, le Bilan Gaspard 2022 du marché du livre au Québec, produit par la Société de gestion de la Banque de titres de langue française, dresse un portrait plus équilibré. En 2022, la littérature a rapporté des ventes de 44,8 M$. Si on inclut les livres jeunesse et la bande dessinée, le montant atteint 111,8 M$. Les livres de « vie pratique », selon les catégories de Gaspard, se sont de leur côté vendus à hauteur de 18,9 M$. Si on ajoute les biographies, les ventes sont de 23,9 M$. Et si l’on additionne toutes les autres catégories « non littéraires » (scolaire, dictionnaires, éducation, informatique, etc.), les ventes sont de 94,8 M$.

Et les arts visuels ?

Dans le projet de loi 35 sur le statut professionnel de l’artiste, les arts visuels sont définis comme étant « la production d’oeuvres originales de recherche ou d’expression, uniques ou d’un nombre limité d’exemplaires, exprimées par la peinture, la sculpture, l’estampe, le dessin, l’illustration, la photographie, les arts textiles, l’installation, la performance, la vidéo d’art, les arts numériques ou par toute autre forme d’expression de même nature ». Même phrase ouverte que pour la littérature, donc. Mais pas les mêmes conséquences. « En arts visuels, nous négocions avec des musées et des centres d’exposition, a expliqué Lise Létourneau, artiste négociatrice pour le Regroupement des arts visuels du Québec. Tous ceux qui exposent là sont des artistes », sans exclusion.



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