Bret Easton Ellis, affaire non classée

Treize ans après Suite(s) impériale(s) (Robert Laffont, 2010), l’Américain Bret Easton Ellis effectue un retour fascinant et inespéré au roman avec Les éclats, un roman sombre et paranoïaque qui met en scène une certaine jeunesse dorée du Los Angeles des années 1980.
Une grosse balle de fils où se mêlent en mode mineur le réel et la fiction, dans lequel l’auteur d’American Psycho ressuscite de façon moins compacte l’univers de son tout premier livre, Moins que zéro (Christian Bourgois, 1986). Un roman paru alors qu’il n’avait que 21 ans et qui épinglait la jeunesse dorée de Los Angeles — dont il est issu — sur fond de sexe, de drogue et d’alcool, d’engourdissement et de décadence morale.
Le livre a toujours été à propos d’une obsession
Le roman se déploie autour d’un petit groupe d’amis qui fréquentent Buckley, une très sélecte école secondaire privée de Los Angeles — l’une de « ces enclaves falsifiées du monde » où Bret Easton Ellis a lui-même fait ses études. Le narrateur est Bret Ellis, 57 ans, qui se souvient du jeune Bret de 17 ans et des tragiques événements qui se seraient déroulés au cours de l’automne 1981.
Un roman d’abord livré dans un balado de 27 épisodes diffusés à ses abonnés dès septembre 2020. Et une histoire que Bret Easton Ellis a tenté d’écrire à plusieurs reprises depuis 1982, portant le même titre depuis 40 ans. Une affaire non classée ?
« Chaque roman vient d’une impression d’affaire non classée, raconte au téléphone l’écrivain, joint chez lui à Los Angeles. Chaque roman vient d’un sentiment de confusion et de douleur. Pourquoi est-ce que je me sens ainsi ? Peut-être est-ce mon père ? Un amour non partagé ? Quel que soit le sentiment, c’est ce qui me donne envie d’écrire un roman. Cette fois, c’était la nostalgie. C’était le fait d’avoir vieilli et de repenser à ma jeunesse. J’avais beaucoup de regrets quant à ma jeunesse et je voulais écrire au sujet de plusieurs des choses qui nous étaient réellement arrivées, à moi et à mes amis. »
Un parfum de nostalgie
Lorsque l’écrivain a compris que l’histoire devait être racontée à travers les yeux d’un vieil homme qui repense à ces événements d’autrefois, une porte s’est ouverte. « Tout s’est déposé. Très vite, j’ai été dépassé par le roman. J’essaie toujours de ne jamais trop préparer un roman ; je dois le sentir. Le vieillissement, la nostalgie, les regrets… toutes ces choses se sont réunies et j’ai commencé à écrire Les éclats. Il s’est déversé de moi. C’était très émouvant. »
Malgré le clinquant californien et l’éclatante panoplie « preppie WASP » — lunettes Wayfarer, vêtements aux couleurs d’oeufs de Pâques —, les fêtes flamboyantes et alcoolisées, les voitures de luxe, les odeurs de chlore, d’huile à bronzer et de marijuana, il est vrai que le roman dégage aussi, d’un bout à l’autre, un puissant parfum de nostalgie.
Le romancier reconnaît que les dernières années ont servi de déclencheur. « Les cinq dernières années ont été horribles ! s’exclame-t-il. Qui ne préférerait pas retourner en 1981 ? Pas vous ? J’ai adoré retourner en 1981 plutôt que d’être pris en 2020 : la COVID, le confinement, la pandémie, les campagnes de vaccination… Pourquoi sommes-nous en ce moment dans cet horrible bordel ? »
« Tout était tellement plus simple, poursuit-il. C’était aussi l’époque de ma jeunesse… En vieillissant, tu réalises que tu n’es plus jeune. Tu n’as plus le même corps, ton désir sexuel n’est plus aussi intense qu’à 17 ans. Il faut être réaliste. » Et c’est durant le confinement, en avril 2020, que l’écrivain a commencé à se dire que c’était beaucoup mieux à l’époque. Presque toujours mieux.
« Personne n’était sur les antidépresseurs, le taux de suicide n’avait pas augmenté de 5000 % comme c’est le cas aujourd’hui, il n’y avait pas de fusillades de masse. Quelle que soit la classe sociale, tout le monde était plutôt cool, ici, à Los Angeles. Tout n’était pas qu’une affaire d’idéologies et de politisation de tous les enjeux. C’était une époque beaucoup plus simple », répète sans broncher Bret Easton Ellis.
Une époque sans téléphones cellulaires ni réseaux sociaux — mais avec Valium, Xanax, Quaalude et cocaïne. « Et même en ce qui concerne l’homosexualité, jusqu’à un certain point. Être dans le placard et ne pas pouvoir la vivre ouvertement, à l’inverse, ça venait aussi avec un frisson illicite. Il y avait un côté “agence secrète-personne ne doit savoir” qui rendait le sexe encore plus intense, estime l’écrivain. Bien sûr, jusqu’à un certain point, mon propre bonheur était en jeu, mais j’étais jeune et stupide. »
L’art de l’exagération
Roman d’apprentissage tordu et enténébré, longue dérive autofictionnelle qui mêle habilement le vrai et le faux, comme toujours chez Bret Easton Ellis. Les éclats — volontairement moins stylé que les précédents — est aussi bourré de références musicales qui nous plongent au début des années 1980. Une puissante trame sonore qui fait écho au récit, entre torpeur et excitation, où se mêlent notamment Blondie, Duran Duran, Stevie Nicks ou The Psychedelic Furs.
Pendant cet automne, le Bret de 17 ans, « emprisonné dans une lubricité adolescente », est fin seul à la maison familiale de Mulholland Drive, tandis que ses parents, dans une ultime tentative de se rabibocher, sont partis faire une longue croisière en Europe. Au même moment, un tueur en série, le « Trawler », prend pour victimes des adolescents, filles et garçons, selon un étrange protocole. C’est le contexte dans lequel arrive à Buckley, en pleine année scolaire, un nouvel élève, le mystérieux Mallory, « une star de cinéma, un dieu grec amical ».
Le Bret Ellis adolescent rêve de quitter Los Angeles et de pouvoir déplier ses secrets loin de ses amis et de l’étouffante atmosphère familiale. Loin du climat de peur lié au tueur en série. Très loin du personnage qu’il s’était construit de toutes pièces : l’adolescent hétéro cool, en couple avec la belle Debbie, cachant autant que possible une homosexualité pourtant très active.
Écrivain précoce, lecteur assidu de Stephen King et de Joan Didion, passionné de cinéma, peu intéressé par la réalité — sauf par le sexe, surtout homosexuel —, le jeune Bret tape à temps perdu sur son Olivetti électrique les pages de ce qui deviendra Moins que zéro. Pour ses amis, « Bret exagérait ». À la fois fasciné et jaloux de Robert Mallory, qu’il juge « dangereusement malade », il se met à le soupçonner d’être lié au tueur en série. Une idée qui tourne vite à l’obsession et qui aura des conséquences vertigineuses. On ne vous en dira pas plus.
« Le livre a toujours été à propos d’une obsession, poursuit Bret Easton Ellis. Sur les dangers, entre guillemets, d’être un écrivain avec une imagination débridée, un jeune écrivain qui ne peut pas contrôler ses superpouvoirs, qui réécrit des mensonges pour se faire plaisir. » De la même façon qu’un roman est la forme qu’un écrivain donne à ses obsessions. Ou bien une tentative de recoller les fragments d’un passé qui a, depuis longtemps, volé en éclats.
« C’est toujours à mon sujet que j’écris, confie encore Bret Easton Ellis. Je suis tous les personnages de mes livres. Même ceux qui semblent être le plus loin de moi. Pour moi, écrire un livre a toujours été une affaire d’introspection. Une façon de m’exprimer, mais aussi un voyage qui me permet de découvrir pourquoi je suis ici. »