Mikella Nicol prend sa revanche sur la beauté avec «Mise en forme»

« On est beaucoup dans le projet de soi, dans la croissance personnelle en ce moment, explique l’autrice. On s’attribue des problèmes de société, et on essaie de les régler individuellement. »
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir « On est beaucoup dans le projet de soi, dans la croissance personnelle en ce moment, explique l’autrice. On s’attribue des problèmes de société, et on essaie de les régler individuellement. »

Il y a quelques années, après une rupture amoureuse douloureuse, Mikella Nicol a misé ce qui lui restait d’énergie sur le fitness, imitant, jour après jour, les mouvements et les chorégraphies d’influenceuses sculptées au couteau qui, dans l’écran de son ordinateur, lui intimaient de tenir bon, d’accueillir la douleur, d’entamer une transformation salutaire.

« La brûlure est ton amie », lui lançait l’instructrice de Popsugar Fitness. « Les choses qui vous font grandir, qui vous rendent plus forte, ne sont pas censées être faciles », répétait Cassey Ho dans une autre capsule. L’écrivaine se surmène, convaincue de tenir dans ses mains la seule poignée de contrôle sur son existence, la seule façon de se venger et de guérir de sa peine.

Or, malgré un corps de plus en plus performant et les encouragements des influenceuses, l’écrivaine ne va pas mieux. « L’industrie de la mise en forme nous fait miroiter une forme d’agentivité et d’empowerment complètement factice, raconte-t-elle au Devoir. La preuve, c’est cette sommation à ne jamais arrêter. Ton identité, ce que tu présentes au monde, est de plus en plus liée à ta performance et au fait de t’entraîner sept jours sur sept. Alors tu ne veux surtout pas perdre ce que tu as acquis, et tu te laisses prendre dans une spirale infinie. »

Pire, elle comprend que ce modèle qu’elle cherche si passionnément à atteindre la dessert dans l’espace public, allant même jusqu’à la mettre en danger. Dans la rue, dans le métro ou encore en voyage, les hommes ne cessent de l’aborder, l’inondent de commentaires dégradants sur son apparence, lui disent qu’elle devra un jour payer le prix de sa beauté. « À tout moment, on me rappelait que le pouvoir sur moi-même que je travaillais si fort à obtenir n’existait pas réellement. Toutes ces micro-agressions me rappelaient ma vulnérabilité. »

Violence et beauté

Dans Mise en forme, un essai autobiographique qui arrivera sur les tablettes des libraires le 28 mars, Mikella Nicol sonde ce grand paradoxe, faisant confronter sa pensée à la vacuité poétique des influenceuses, et aux écrits perspicaces de Nelly Arcan, Maggie Nelson, Fanie Demeule, Daphné B. et plusieurs autres.

Si, pour la plupart des gens, les industries de la mise en forme et du fait divers ne peuvent être plus diamétralement opposées, elles sont, pour Mikella Nicol, semblables par la forme de contrôle qu’elles exercent sur les femmes, notamment en les empêchant d’apparaître et de circuler comme elles l’entendent dans l’espace public. « J’ai l’intuition que la violence et la beauté définissent la féminité », y écrit-elle, assoyant ainsi la prémisse de sa réflexion.

« Mon cerveau s’est consolidé ainsi dès l’enfance, raconte-t-elle. J’ai grandi d’un côté avec les impératifs de beauté des Spice Girls et de Britney Spears, et de l’autre avec les true crimes que regardait en boucle ma grand-mère. Quand j’étais au primaire, Julie Boisvenu a été enlevée et tuée à Sherbrooke. On a commencé à nous dire de faire attention, de ne pas nous promener seules le soir. J’ai internalisé cette idée que le fardeau reposait sur nous, les femmes, que c’était à nous de nous responsabiliser par rapport à notre beauté et à notre éventuelle disparition. »

Pourtant, malgré ce que voudrait nous faire croire l’univers des fictions criminelles — qui s’alimente de disparitions insensées et d’agressions aléatoires —, plus de la moitié des violences sexuelles commises sur des femmes ont lieu dans une maison ou une propriété privée, et près de 80 % des victimes connaissent leur agresseur.

« Tout, dans la culture populaire, nous renvoie à cette idée que les rues sont hostiles aux femmes. Ce discours renforce le discours patriarcal et les institutions que sont le couple et la famille nucléaire, avec cette idée que la place des femmes est à la maison », poursuit-elle.

Revanche littéraire

L’industrie du bien-être néolibérale, de laquelle fait partie celle de la mise en forme, participe aussi de ce confinement des femmes à la sphère intime. « En nous faisant miroiter la reprise du contrôle de nos corps et de nos vies, elle tient les luttes des femmes qui nous ont précédées pour acquises : l’égalité des chances, l’accès à la contraception, au monde du travail, la normalisation des différents modèles de maternité, etc. Son objectif intrinsèquement individualiste nous détourne des mouvements collectifs », écrit Mikella Nicol.

« On est beaucoup dans le projet de soi, dans la croissance personnelle en ce moment, explique l’autrice. On s’attribue des problèmes de société, et on essaie de les régler individuellement. Dans la mise en forme, tu peux facilement oublier que tu n’es pas obligée de ressembler aux modèles proposés, tu peux te faire croire que tu travailles sur ta santé, alors que c’est complètement faux. On finit par être totalement déconnecté de l’idée que la solution pour sortir de cette roue infernale est collective. »

Mikella Nicol trouve dans la lecture et l’écriture la clé pour réconcilier tous ces paradoxes, puisant, dans la communion des âmes et des pensées en mouvement, la force de se transformer. « Depuis l’enfance, on nous a montré que les barèmes de transformation accessibles aux femmes étaient de nature physique. C’est donc normal que ça devienne aussi notre idéal lorsqu’on vit un deuil ou un échec. Or, la véritable transformation devrait nous permettre de renaître autrement, de transformer les éléments qui nous sont donnés en quelque chose de fécond. La littérature, c’est un moyen de prendre ma revanche sur la beauté. » 

Mise en forme

Mikella Nicol, Le Cheval d’août, Montréal, 2023, 160 pages

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