Notre sélection de poésie du mois de mars

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Se promener en amitié

Dès le premier poème, un rythme versifié impose un archaïsme de la voix qui déploie une tendresse à fendre l’âme. Le romancier Gérald Tougas, mort aveugle, fut le grand ami du poète, et c’est de lui qu’il est question dans ce recueil qui, comme l’homme qui plantait des arbres de vive mémoire, fait surgir du temps des châtaigniers confondus avec des noyers. Bref, le flou du lieu teinte la nostalgie des rêves inassouvis. En fait, comme le dit de façon remarquable le texte de présentation du recueil : « La châtaigneraie recompose le visage d’un homme dont les yeux semblaient la beauté même posée sur la beauté du monde. » Recueil biographique, recueil du sentiment profond qui lie deux hommes de lettres, chacun admiratif d’une nature empreinte de bienveillance. Ce recueil est réservé à ceux et à celles qui croient encore à la beauté des bons sentiments, sans en juger la relative obsolescence. « Vois comme si tu regardais le monde / À travers une paille / Son long petit tunnel fixé au bout de ton oeil. »

Hugues Corriveau

La châtaigneraie
★★★1/2
Daniel Guénette, La Grenouillère, «L'atelier des inédits», Bromont, 2023, 80 pages

 

 

Avorter

Avoir eu une mère et renoncer à le devenir soi-même, ainsi se dessine l’un des thèmes fondateurs du dernier livre de Charlotte Francoeur. La « je » du recueil se dit trois fois avortée, confrontant cette vérité brutale, alors que : « la ligne [est] si mince / entre le cordon / ombilical et le noeud coulant ». Audacieuse proposition, courageuse même dans ce qu’il n’y a là aucun apitoiement, se tenant à la limite de la froideur. Le dessaisissement de la maternité y est entièrement assumé, abordé frontalement. En cela, ce livre est d’une indéniable force : « j’aurais aimé tout garder / tout, sauf leurs géniteurs / et ma peine ». En regard de cette lucidité, on aurait aimé moins d’ambiguïté dans l’affirmation du propos. Ainsi, on ne sait pas trop quoi faire de ces mots qui dérangent comme « honte », « deuil » ou « endeuillée » devant ces non-vies. Pourtant, cette radicale posture « je suis cette non-mère qui hait ses non-enfants » aurait dû nous épargner quelque équivoque.

Hugues Corriveau

Adieu les crevettes
★★★1/2
Charlotte Francoeur, Le Noroît, Montréal, 2023, 96 pages

 

 

Un mobile poétique

Jean-Philippe Bergeron, dans Genèse, berceau, dessin de la lune, est au seuil d’une « bifurcation existentielle », engendrée par la naissance prochaine de son enfant. Dans la poche amniotique, une vie prend forme, qui s’arrime à l’avènement de sa paternité : « dans la dernière image / échographique une légère / tension de ton pied / exprime le funambulisme / à l’oeuvre en moi ». Arrivée au monde, sa fille s’incarne en double : « la gelée dans laquelle / ton visage et le mien sont pris ». Avec lenteur et délicatesse, comme s’il ne fallait pas réveiller l’enfant qui dort, les vers s’incrustent dans le vivant, célébrant chaque souffle, itération d’existence : « je vérifie / de ta respiration / qu’elle procède / comme la mienne / par identification / et coupure / avec l’abîme ». Le recueil accuse quelques images ampoulées qui étouffent l’émotion, mais il y a une douceur immanente au rythme des vers, créée notamment par leur enjambement. Qui eût cru que la « clarté nucale » était poétique ?

Yannick Marcoux

Genèse, berceau, dessin de la lune
★★★
Jean-Philippe Bergeron, Poètes de brousse, Montréal, 2023, 92 pages

 

 

Le vers au bout du tunnel

De l’aveu de Catherine Paquet, la poésie est le seul lieu où elle a pu « tricoter les contradictions, plonger dans un hyper relativisme abyssal pis [s]e patenter une manière d’être humaine ». Son premier recueil, Madame full of shit, nous rappelle qu’elle s’est longtemps vautrée dans le « puits démesuré des attentes / qui ont hanté [ses] rêves de jeunesse ».À trop sonder « les espoirs de / chercher du mieux / au fond des autres », elle semble s’être oubliée elle-même, mettant en sourdine son idiosyncrasie, « vieille jeune femme en complet de performance ». Au fil des vers cependant, sa voix s’affirme, ses pensées se déposent, et cette « self-made wannabe woman / vraie de vraie femme comme les clichés / […] complexée, mais bien mise », se révèle en être mature et lucide, « les mains pleines de tableaux contemplatifs ». Si on a parfois l’impression de faire du surplace, nombreuses sont les envolées qui nous happent, nichant l’émotion en dosant juste ce qu’il faut d’ironie moqueuse.

Yannick Marcoux

Madame full of shit
★★★
Catherine Paquet, Hurlantes, Éditrices, Montréal, 2023, 102 pages

 

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