«Crépuscule»: Philippe Claudel entre chien et loup

Dans une province balkanique et multiculturelle aux confins d’un empire faisant penser à l’Autriche-Hongrie au début du XXe siècle, T. est une petite ville sans histoire. Avec son atmosphère féodale et engourdie, c’est une sorte de « trou du cul du monde » où les hivers semblent être sans fin.
Mais le meurtre du Curé, retrouvé par des enfants le crâne fracassé d’une grosse pierre, va enflammer les esprits. Très vite, des personnages qui attendaient peut-être l’événement vont se mettre à jeter de l’huile sur le feu. La petite mosquée sera incendiée, et les quelques familles de confession musulmane seront tentées de prendre le chemin de l’exil vers « le pays dont la bannière se frappait d’un croissant d’or ».
Un meurtrier qui court, une ville aux abois, des ombres qui s’allongent. « On s’approchait du bord d’un abîme, c’était certain, mais lequel ? » C’est la question qui fait bouillir Crépuscule, le nouveau roman d’atmosphère et de contrastes de Philippe Claudel, une fable dure et fascinante portée par un style rond et charnel.
Avec son « physique de rongeur cabossé », Nourio mène l’enquête. Marié et père de plusieurs enfants, obsédé sexuel qui trousse sans arrêt sa femme toujours enceinte, rêvant d’avancement, le Policier sent qu’il joue son va-tout. À ses côtés, Baraj, son Adjoint timide et pataud, un peu poète, fait penser à un boeuf ou à un cheval de trait. Il ne « manquait que le piquet auquel l’attacher pour le temps de sa vie ».
Dans ce pays de froid et de brouillard, le policier, instrument des ténèbres malgré lui, se pliera peu à peu à une drôle de « vérité efficiente ». « J’en suis venu à la conclusion qu’est vrai ce qui est demandé et acceptable par le plus grand nombre. »
Rien pour déplaire au Maire, au Notaire ou au Rapporteur de l’Administration, peu pressés d’éclaircir les crimes. Tandis que Lémia, qui a trouvé le corps du Curé, fille « presque nubile » du sabotier, fait tourner la tête du Policier.
Pendant trois mois, la façade lisse de la petite ville immobile va se lézarder. Une étrange inquiétude s’installe, les citoyens sont sur les dents, une menace sans forme et sans nom, comme un gaz inodore, en vient à remplir tout l’espace. L’ennemi ? Le Mal ? Rien d’autre, peut-être, que les rouages rouillés d’un empire sur le déclin, une machine aveugle et sans autre but que celui de préserver sa propre vérité, « épuisé par sa fausse grandeur et sa cohésion factice, aveuglé par sa splendeur passée ».
Impossible, par moments, de ne pas songer au Gracq du Rivage des Syrtes ou au Buzzati du Désert des Tartares — deux auteurs auxquels l’écriture de Claudel a souvent été comparée. Né en Lorraine en 1962, dos à la frontière, le romancier etcinéaste français a l’habitude des décors posés entre chien et loup. Comme avec Les âmes grises (Stock, prix Renaudot 2003), qui s’articulait autour du meurtre d’une fillette, ou Le rapport de Brodeck (Stock, 2007), qui mélangeait crime, xénophobie et lâchetés villageoises.
Avec Crépuscule, Philippe Claudel tisse une fois encore un univers envoûtant, toujours un peu d’hier ou d’avant-hier, posé dans un temps où les choses étaient à la fois plus simples et plus complexes. Un roman capable d’entrer en résonance avec notre présent, lui aussi traversé de passions fortes, d’opinions rapides et de manipulations subtiles.