Les bibliothèques de Montréal retirent des bédés de Bastien Vivès

En France, le bédéiste Bastien Vivès, ici photographié à Paris en 2021, et deux de ses éditeurs font l’objet d’une enquête pour diffusion de pornographie juvénile.
Photo: Joel Saget Agence France-Presse En France, le bédéiste Bastien Vivès, ici photographié à Paris en 2021, et deux de ses éditeurs font l’objet d’une enquête pour diffusion de pornographie juvénile.

Les bibliothèques de la Ville de Montréal ont retiré de leur catalogue la semaine dernière deux bandes dessinées du Français Bastien Vivès, Décharge mentale et Les melons de la colère (chez Requins marteaux). Deux livres de la collection BD Cul, vendus sous scellés, pour adultes seulement. Depuis des années, l’œuvre du bédéiste de 38 ans flotte ou plonge, selon les albums, dans la pornographie et la pédopornographie. Faut-il tenir ses livres en bibliothèque ou les en sortir ?

Ce pourrait être le scénario d’une bédé ironique : la professeure Marie D. Martel parle ces jours-ci de censure à l’École de bibliothéconomie de l’Université de Montréal. Lors de son dernier cours, ses étudiants (de futurs bibliothécaires) lui ont parlé de Bastien Vivès et de ses livres afin de réfléchir — voilà un cas de figure — à leur place dans une collection de bibliothèque publique.

Les bibliothécaires ont une position traditionnellement ambivalente par rapport à la liberté intellectuelle et à la censure. Là, on assiste peut-être au renforcement d'une attitude moralisatrice et d'une approche plus prescriptive chez elles.

 

En France, le bédéiste et deux de ses éditeurs font actuellement l’objet d’une enquête de la Brigade de la protection des mineurs pour diffusion d’images de pornographie juvénile.

Il a aussi fait la manchette fin 2022 quand le Festival d’Angoulême a « déprogrammé » l’exposition Dans les yeux de Bastien Vivès, une carte blanche à l’auteur. Plusieurs critiques avaient réagi fortement à l’annonce de cette expo d’envergure, dénonçant « la banalisation et l’apologie de l’inceste et de la pédocriminalité » observées dans certaines de ses œuvres ainsi que les appels à la violence que l’auteur a tenus sur Facebook contre la bédéiste Emma.

Que faire, donc, de ces livres en bibliothèque ? Pour réfléchir à la question avec ses étudiants, la professeure Martel a réservé deux titres à la bibliothèque Robert-Bourassa d’Outremont, Les melons de la colère et Décharge mentale. Une bibliothécaire lui a écrit pour lui annoncer l’annulation de sa réservation. Les deux livres « doivent être retirés dès maintenant de la collection des Bibliothèques de Montréal pour cause de pédopornographie », indiquait-elle.

La Ville de Montréal a confirmé leur retrait « en raison d’illustrations pédopornographiques explicites et de l’absence de dénonciation des actes représentés ».

Des acquisitions érotiques involontaires

Or, Le Devoir a appris que le retrait de ces deux titres a été annoncé dans un courriel interne envoyé le 3 mars dernier aux Bibliothèques de Montréal. Un geste inédit, selon nos sources. « Suite à une demande interne, un comité de professionnels du réseau a été formé pour analyser [deux demandes de retrait], en regard de nos lignes directrices pour le développement des collections », peut-on y lire.

La recommandation exceptionnelle de retrait a été acceptée à cause de la « présence d’illustrations pédopornographiques réalistes et très explicites ; de violences sexuelles illustrées et non dénoncées perpétrées sur des personnes mineures ; d’absence de consentement des personnes mineures impliquées (entre 10 et 17 ans) ; de la présence de nombreuses scènes illustrées d’inceste ».

« Ces deux titres faisaient partie d’un achat de lot de BD érotiques. Ils n’ont donc pas été acquis délibérément », est-il conclu. Des livres sortis en 2011 et 2018 qui ne correspondent pas aux lignes directrices des bibliothèques et que le réseau a donc achetés en 2022 sans le savoir.

À la Grande Bibliothèque, à Montréal, et à la Bibliothèque de Québec, ces deux livres n’ont jamais été acquis.

La politique de développement des collections de la première stipule que « les ressources documentaires sont évaluées sur la base du contenu et de la nature de l’œuvre dans son ensemble ». Celle de la seconde « rejette les œuvres aux contenus obscènes, diffamatoires, pornographiques, haineuses, racistes et d’extrême violence ». « De plus, une attention particulière est portée aux ouvrages s’adressant aux enfants », a répondu la Ville de Québec.

Agir avant la loi

Pour Mathilde Barraband, cotitulaire de la Chaire collective de recherche franco-québécoise sur la liberté d’expression, les bibliothèques ont raison de trouver que des œuvres de Vivès posent problème : « Des images cherchent clairement l’excitation du lecteur, avec des personnages d’enfants. »

« Vivès produit des images fictionnelles. Les législations dans le monde sont différentes sur cette idée de la fiction. Dans certains pays, la représentation est illégale, qu’une image soit réelle ou fictionnelle — c’est le cas en France et au Canada », poursuit la spécialiste.

La production de matériel pédopornographique est illégale au pays. Mais « même si la loi dit ça, il y a une autre loi qui protège la création, qui indique qu’elle est libre », note-t-elle. « C’est évidemment ce que vont défendre en France les avocats de Vivès. Et ce n’est pas aux bibliothécaires, mais aux juges de décider entre la liberté fondamentale de création et la protection des mineurs. Ce ne sera pas une décision facile. »

La spécialiste de la liberté d’expression voit aussi une différence entre retirer une œuvre et « ne pas l’avoir achetée ». « Ça, c’est le droit du diffuseur : mettre à disposition du public ce qu’il veut. Alors que l’avoir acquis puis le retirer n’est pas un geste anodin. »

S’il y a un mauvais achat ou des images qu’on n’avait pas vues, que faire ? « Peut-être le laisser à la disposition, à la demande, en attendant que l’affaire judiciaire soit tranchée. Il faut que le public ait accès au matériel pour réfléchir. » Surtout dans un cas comme celui-ci, où l’affaire résonne dans l’actualité.

« On peut se poser la question autrement, propose Mme Barraband. Qu’est-ce qui contribue le mieux à lutter contre la pédocriminalité ? Est-ce vraiment de retirer des livres des bibliothèques ? »

Morale et prescription

Selon la professeure Marie D. Martel, « la bibliothèque prend ici l’initiative de “protéger le public” avant même que l’exercice d’une décision judiciaire et d’une règle de droit permette de conclure qu’il y a une dérogation à la loi ».

« Les bibliothécaires ont une position traditionnellement ambivalente par rapport à la liberté intellectuelle et à la censure, ajoute celle qui a déjà travaillé aux Bibliothèques de Montréal. Là, on assiste peut-être au renforcement d’une attitude moralisatrice et d’une approche plus prescriptive chez elles, qui pourraient indiquer qu’elles sont davantage prêtes aujourd’hui qu’il y a quelques années à choisir en faveur d’une négation de la liberté d’expression et de la restriction de la liberté de lire. »

De son côté, Mathilde Barraband pense que « tant qu’un ouvrage n’est pas interdit, on ne devrait pas le retirer ». « On doit pouvoir aller à sa bibliothèque et [le] lire pour se faire sa propre opinion », conclut la spécialiste de la liberté d’expression.

Bastien Vivès vu par un libraire

Au Port de tête, le libraire spécialisé en bande dessinée Martin Dubé estime que l’oeuvre de Bastien Vivès est certes problématique. « Il y a plusieurs exemples en bande dessinée de transgression. Je pense à Vuillemin et ses Sales blagues de l’Écho, qui vont beaucoup plus loin, avec des scènes horribles, où la parodie et l’intention de l’auteur sont claires. »

M. Dubé rappelle que Petit Paul (Glénat, 2019), de Vivès, cette histoire d’un garçonnet doté d’un pénis énorme et victime d’à peu près toutes les femmes de son entourage, avait été retiré de plusieurs librairies françaises, dont Cultura et Gibert Joseph. Ce livre n’est pas au catalogue des bibliothèques.

« Mais c’était dans la collection Porn’pop pour adultes. Là, les deux livres dont on parle sont vendus sous scellés, aussi pour adultes seulement. Personnellement, j’ai plus de questions sur un titre comme Le chemisier [Casterman, 2022]. » Vendu comme un roman graphique, le livre narre l’histoire d’une femme qui porte une blouse de soie qui rend les hommes fous de désir, au-delà de son consentement. « Je ne tiens pas à tenir ce livre sur mes étagères », affirme M. Dubé.



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