Le monument de l’édition québécoise Pierre Lespérance est mort

Éditeur et homme d’affaires, fils d’imprimeurs, Pierre Lespérance a proposé aux lecteurs francophones d’Amérique du Nord mais aussi d’Europe des milliers de livres en tous genres.
Éditions de l’Homme Éditeur et homme d’affaires, fils d’imprimeurs, Pierre Lespérance a proposé aux lecteurs francophones d’Amérique du Nord mais aussi d’Europe des milliers de livres en tous genres.

L’éditeur Pierre Lespérance, un monument de l’édition au Québec, est décédé. Son empire éditorial comprenait, à son pinacle, plusieurs maisons d’édition, dont les Éditions de l’Homme, de même qu’un puissant réseau de distribution, une imprimerie et des librairies. Il avait 84 ans.

« L’expérience explique peut-être quelque chose », disait cet homme peu bavard à l’heure d’expliquer ses succès.

Les Éditions de l’Homme, la maison à laquelle il était le plus attaché, publient plusieurs grands succès éditoriaux, mais aussi des essais qui suscitent le débat, dont Les insolences du frère Untel de Jean-Paul Desbiens, de même qu’Option Québec de René Lévesque et les Mémoires de Pierre Elliott Trudeau.

Ses livres populaires touchent souvent à la santé, à la sexualité, à l’alimentation, aux phénomènes paranormaux, au monde du sport et de la culture au sens large. Combien de livres de cuisine, de guides sur les animaux, d’ouvrages de psycho pop a-t-il publiés au fil des décennies ?

Une suite de succès

Les guides pratiques sur la photographie signés par Antoine Desilets, tout comme les guides sur les antiquités québécoises de Michel Lessard, Pierre Lespérance leur assure un important rayonnement. Un de ses plus grands succès de vente fut Le guide de l’auto, longtemps piloté par Jacques Duval. Ses auteurs sont souvent doublés de communicateurs hors pair, par exemple Jacques Salomé et Guy Corneau.

Il y avait des lancements chaque semaine. Les gens venaient boire des cocktails, manger, voir les nouveautés. C'était audacieux de faire paraître un livre chaque semaine en saison. En même temps, Pierre Lespéranceétait très prévoyant. Il comptait.

 

Pierre Lespérance est le premier éditeur québécois à développer à grande échelle des partenariats et une assise solide pour la distribution de livres québécois en Europe. « Nos livres voyageaient en avion pour pratiquement rien parce qu’on y faisait inscrire “Nos livres voyagent avec Sabena”, la défunte compagnie aérienne belge. » En 1972 seulement, pour ses débuts, il exporte plus de 150 000 livres québécois en Europe.

Ses maisons publient aussi des ouvrages littéraires. Agaguk, d’Yves Thériault, est d’abord publié à l’enseigne des Éditions de l’Homme. Pierre Lespérance achètera plus tard diverses enseignes littéraires. Il mettra la main sur le fonds des Quinze éditeurs, sur VLB éditeur, de même que sur les Éditions de l’Hexagone.

Un héritier

Son grand-père et son père avaient imprimé le journal du Palais de justice. Il n’ignorait pas qu’il était un héritier. « Je sais en tout cas que ce n’est pas un don. Mais il est vrai que j’ai une compréhension de ce que les gens aiment… Et comme j’étais aussi imprimeur, nous pouvions veiller à améliorer au mieux nos livres, à bien les suivre, un à la fois. »

Près de son vaste bureau, situé au dernier étage d’un édifice qui avait des allures de labyrinthe, il conservait dans un écrin un rare exemplaire de La confrérie de la bonne mort, le premier livre publié en français à Montréal, en 1776.

Alain Stanké débute aux Éditions de l’Homme, où il remplace Jacques Hébert. « Il y avait des lancements chaque semaine.  Les gens venaient boire des cocktails, manger, voir les nouveautés. C’était audacieux de faire paraître un livre chaque semaine en saison. En même temps, Pierre Lespérance était très prévoyant. Il comptait. »

Les débuts

Son père publiait aussi, expliquait-il, « de petits fascicules de 32 pages, comme les IXE-13, les Guy Verchères, Diane la belle aventurière, les romans policiers mettant en scène Albert Brien, les Aventures de cow-boys et d’autres encore. […] Nous étions dans les épiceries, les pharmacies, pas vraiment en librairie. Mais on avait les moyens de distribuer ». L’entreprise va compter sur une puissante machine de distribution, l’Agence de distribution populaire (ADP).

L’ADP va distribuer plus de 110 éditeurs. « Si nous n’avions pas étendu notre distribution à l’ensemble du territoire, le livre serait resté un produit de luxe, juste accessible à l’élite. Grâce à nous, des gens en Gaspésie ont pu acheter en tabagie un livre des Éditions de l’Homme », dira Pierre Lespérance.

En plus, il achète la chaîne de librairies Garneau, plus tard regroupées sous l’enseigne Renaud-Bray.

Un gestionnaire

Diplômé en commerce du collège privé Mont-Saint-Louis, il passe à la barre des éditions de son père alors qu’il est encore dans la jeune vingtaine. « À 25 ans, à cause de la mort prématurée de mon père, j’avais la tête plongée dans l’édition », dira-t-il. Les différentes entreprises de son père sont regroupées sous le chapiteau d’une entreprise baptisée Sogides. Dans le hall de l’édifice principal de l’entreprise, un grand portrait en couleur d’Edgar Lespérance restera en place jusqu’à ce que l’entreprise soit vendue à Québecor, en 2005.

En matière de gestion, Pierre Lespérance n’entendait pas tellement à rire, toujours très à cheval sur le suivi des coûts. Il se mêlait rarement des choix de ses éditeurs, mais n’hésitait pas à taper sur les doigts de ceux qui dépassaient les budgets.

À l’écrivain Jean-Yves Soucy, qui fut un de ses éditeurs littéraires, il reprocha un jour les coûts d’un livre dont les difficultés de réalisation s’étaient multipliées. « Ça n’a pas d’allure ! On va perdre plus d’un dollar chaque fois qu’on en vendra un ! » lui fit remarquer Pierre Lespérance exaspéré. Pince-sans-rire, Jean-Yves Soucy lui répondit du tac au tac, avant d’être crucifié du regard : « Dans ce cas, j’espère qu’on n’en vendra pas trop ! »

Une bonne partie du monde du livre au Québec a été formée, de près ou de loin, au sein de l’une ou l’autre des entreprises éditoriales dirigées par Pierre Lespérance. Pierre Bourdon, éditeur de l’enseigne Hugo&Cie, ancien directeur de l’ADP et ex-éditeur principal des Éditions de l’Homme, affirme qu’au Québec, dans le milieu du livre, « il y a eu bien sûr des géants, en édition, en diffusion, en librairie. Et il y a eu Pierre Lespérance. »

Toujours vêtu d’un complet, Pierre Lespérance possédait une résidence secondaire à Cannes. En 1999, la République française l’avait sacré chevalier de l’Ordre des arts et des lettres.

Il est décédé près des siens, à l’hôpital régional de Saint-Jérôme, après avoir obtenu l’aide médicale à mourir.

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