«L’école doit former des êtres libres»

Normand Baillargeon est un oiseau rare dans le paysage intellectuel québécois. Cet esprit libre, philosophe de l’éducation, plaide pour la nuance dans un monde de polarisation. Il recommande même d’écouter les gens qui ne pensent pas comme nous pour essayer d’en tirer des idées valables.
« J’ai passé ma vie à lire des gens avec lesquels je suis en désaccord, et j’en ai appris des choses », dit celui qui vient de lancer Un philosophe à l’école, recueil de chroniques choisies parmi celles publiées dans Le Devoir depuis 2019.
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Tous les textes de notre série «Coup d'essai»« J’ai assez étudié pour voir que, très souvent, on peut accorder des points à des gens qui ne pensent pas comme nous. On n’est pas obligés de classer les gens entre les bons et les méchants. Je refuse ces catégorisations », ajoute-t-il.
Cet intellectuel, qui détient deux doctorats (en éducation et en philosophie), livre au fil de ses écrits une vision humaniste de l’éducation. « L’école doit former des êtres libres », des « citoyens éclairés » capables de porter un regard critique sur la société, estime le philosophe.
Pour cela, l’école doit aussi enseigner l’art de la discussion et du débat serein, fait valoir l’essayiste. Il a applaudi pour ces raisons la nouvelle version du cours Culture et citoyenneté québécoise, qui remplace Éthique et culture religieuse. Ce partisan de la laïcité de l’État estime que l’apprentissage de la citoyenneté aura une plus grande valeur que celui des religions.
Baillargeon se décrit comme un « rationaliste dont les idées sont très ancrées dans le siècle des Lumières ». Il cite une entrevue récente, accordée à un éditeur français, où il dit se sentir « très proche de gens comme David Hume, Condorcet ou Bertrand Russell — et, pour les mêmes raisons de Kropotkine, dans l’histoire de l’anarchisme ».
Sa conception de l’éducation s’inscrit dans une longue tradition, qui remonte à Platon et qui s’incarne dans la philosophie analytique, peu connue dans le monde francophone. « On sort de la caverne, on accède au savoir, on voit le monde tel qu’il est. Pour moi, l’éducation c’est l’accès à des savoirs fondamentaux : les mathématiques, les sciences, la philosophie, la littérature, les arts », dit-il.
J’ai tendance à adopter la même attitude que lors de l’arrivée d’Internet dans les écoles : il ne faut être ni technophobe ni technophile.
L’époque est tellement polarisante que l’art de la rhétorique, tout comme l’apprentissage des institutions démocratiques, fait désormais partie de ces savoirs importants pour Normand Baillargeon. Il propose aussi de mettre au programme « l’apprentissage socioémotionnel ou l’art de se connaître, de comprendre et de maîtriser ses émotions ».
Batailles idéologiques
Il estime que la présence de « discours dogmatiques comme le constructivisme à l’université » joue un « rôle important » dans le climat actuel de suspicion et d’affrontements idéologiques. Il montre aussi du doigt les réseaux sociaux pour la polarisation exacerbée.
Les facultés d’éducation n’échappent pas aux batailles idéologiques qui divisent le reste de la société. Normand Baillargeon déplore le socioconstructivisme qui a longtemps régné parmi ses anciens collègues en sciences de l’éducation. Cela lui fait dire que « les formations qui ont été offertes dans les facultés d’éducation au Québec ne sont pas à la hauteur. Les enseignants, trop souvent, sont mal formés ».
Il déplore le peu d’importance accordée aux données probantes en éducation. Il affirme ainsi avoir croisé des gens en enseignement supérieur qui ignorent l’existence du projet Follow Through, la plus grande recherche sur l’éducation de l’histoire américaine. Menée entre les années 1968 et 1977, cette initiative a comparé l’efficacité des méthodes pédagogiques auprès d’élèves défavorisés.
La méthode d’enseignement explicite (direct instruction) « l’emporte sur toutes les autres sur tous les plans », souligne Normand Baillargeon. L’enseignement en éducation au Québec depuis trente ans ne s’est pas tout à fait inspiré d’enquêtes comme Follow Through, déplore le philosophe.
« Gardiens de la civilisation »
Il considère la censure et la culture de l’annulation comme des symptômes des dérives de l’éducation. L’endoctrinement et la propagande sont des dangers réels sur les campus, selon lui.
Il cite son « cher Bertrand Russell », qu’il décrit comme le plus grand philosophe du XXe siècle, qui a parlé des enseignants comme des « gardiens de la civilisation ». Ambitieux programme. Les profs sont sans doute le plus grand facteur de réussite des élèves. On connaît tous quelqu’un qui raconte à quel point un enseignant lui a donné la piqûre du dépassement de soi.
« C’est dur de sortir de la caverne pour aller découvrir le monde et, parfois, c’est possible parce que quelqu’un t’aide à sortir. Le goût de l’effort, il se cultive, on ne l’a pas instantanément », dit Normand Baillargeon.
Il se montre un peu sceptique devant la montée de ChatGPT et d’autres applications « intelligentes », mais résiste à la tentation de tout rejeter. « À mon avis, c’est quelque chose d’immense. Ça va tout changer. Mais j’ai tendance à adopter la même attitude que lors de l’arrivée d’Internet dans les écoles : il ne faut être ni technophobe ni technophile. »