Trois piliers de la littérature engagée célèbrent leur anniversaire

Faire de la littérature engagée, se battre pour changer les choses, c’est bien souvent accepter d’avancer à pas de tortue, ralenti par un immense vent de face nommé statu quo.
Photo: Olivier Douliery Agence France-Presse Faire de la littérature engagée, se battre pour changer les choses, c’est bien souvent accepter d’avancer à pas de tortue, ralenti par un immense vent de face nommé statu quo.

En 1992, un groupe de militants préoccupés par la destruction de la biosphère et les inégalités économiques se réunit à Montréal, déterminé à passer à l’action. Les projets proposés ne manquent pas d’ambition. Les membres de ce qui deviendra l’Institut pour une Écosociété rêvent de créer une maison d’édition, d’organiser des conférences, d’ouvrir une université d’été… Ce qu’ils veulent, c’est changer le monde.

« Ils ont vite pris conscience que faire des livres — un outil essentiel pour sensibiliser le grand public —, c’était déjà un boulot immense », rigole Élodie Comtois, directrice commerciale aux éditions Écosociété.

Il y a 30 ans, en janvier 1993, cette toute jeune maison faisait donc paraître son premier ouvrage collectif, Pour un pays sans armée, suivi la même année de sept autres titres, parmi lesquels Une société à refaire, de Murray Bookchin, posant un jalon important dans la consolidation de la littérature engagée au Québec.

Depuis, les Éditions Écosociété ont bâti un imposant catalogue d’oeuvres affichant toutes une volonté claire d’informer le public sur les grands enjeux écologiques et leurs liens intrinsèques avec les enjeux économiques, sociaux et politiques ; une mission qui, année après année, décennie après décennie, ne perd rien de sa pertinence.

Ouvrir la voie

Faire de la littérature engagée, se battre pour changer les choses, c’est bien souvent accepter d’avancer à pas de tortue, ralenti par un immense vent de face nommé statu quo. Heureusement, la littérature ne manque pas de rêveurs…

Au début du millénaire, d’autres ont suivi les traces d’Écosociété, mus par le même sentiment d’urgence, désireux de combler une faille, de penser le monde différemment, par de nouvelles voix, de nouvelles idées, de nouvelles formes.

Dix ans après Écosociété, en 2003, Rodney Saint-Éloi fondait à son tour Mémoire d’encrier dans l’espoir « de donner voix aux silenciés, de varier nos imaginaires collectifs, d’ouvrir un espace de dialogue pour un avenir pluriel et diversifié ».

Depuis, le Québec et le monde ont eu accès aux voix inoubliables de Joséphine Bacon, Emmelie Prophète, Jacques Roumain, Naomi Fontaine, Blaise Ndala et plusieurs autres. « Lorsque quelqu’un qu’on n’a pas l’habitude d’entendre prend la parole, lorsqu’on lit son histoire, on ne peut plus nier son humanité. On l’a compris. C’est là toute notre mission », précise l’éditeur et écrivain.

Au même moment, l’écrivaine Lise Demers se positionnait avec force contre la censure et le conformisme en créant les éditions Sémaphore. Avec comme premier titre Le poids des choses ordinaires (2003), un roman sur le pouvoir et l’avidité, l’éditrice indiquait déjà le ton que prendrait la jeune maison, prête à ouvrir la voie à des textes qui ne font pas d’emblée consensus.

« Encore aujourd’hui, on souhaite donner à lire des oeuvres littéraires à caractère politique, social ou éthique, qui portent sur des sujets rarement traités, parfois tabous, ou plus classiques, mais présentés sous un point de vue nouveau, dans une forme éclatée et novatrice », explique Lise Demers. Fort de 79 oeuvres, le catalogue des éditions Sémaphore comporte plusieurs propositions audacieuses, parmi lesquelles Les jérémiades (2009) de Simon Boulerice, Bonsoir la muette (2016) de France Martineau et Morceaux de mémoire (2021) du poète-collagiste Mathieu Dubé.

Un pas en avant, trois pas en arrière

Les oeuvres choisies pour lancer ces programmations anniversaires témoignent à la fois du chemin parcouru et de celui qu’il reste à faire.

Ainsi, les éditions Sémaphore célèbrent leurs 20 ans avec une réédition de leur tout premier roman, Le poids des choses ordinaires, réaffirmant son discours critique sur l’hypocrisie des politiciens et des intellectuels québécois, et sur les chemins de traverse que prend la censure. « Le livre est, à quelques virgules près, identique à la version originale. Les lecteurs pourront juger de sa pertinence aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est qu’il est toujours représentatif de la maison et de la direction que nous souhaitons prendre », indique Lise Demers à propos de son roman.

Les éditions Mémoire d’encrier, pour leur part, ont choisi d’ouvrir leur saison avec la traduction française du livre-monument Le contrat racial, de Charles W. Mills. Publié aux États-Unis en 1997, cet essai, qui remet en question les prétentions universalistes de la philosophie politique occidentale, postule que le contrat social des sociétés libérales repose plutôt sur un contrat racial, qui crée les assises d’une société raciste et discriminatoire fondée sur la suprématie blanche.

« Il y a tellement d’actes manqués en littérature, tellement de livres et d’auteurs qui ne se rendent pas jusqu’à nous. Il faut beaucoup de moyens pour traduire un essai comme celui-ci, parce que le mot “racisme” crée encore un malaise. Charles W. Mills soulève des questions qui sont loin d’être réglées : pourquoi nous a-t-on caché cette histoire ? Pourquoi ne nous enseigne-t-on pas notre passé esclavagiste ? Lorsqu’un politicien ne veut pas dire le mot “systémique”, on instrumentalise l’ignorance. Si les gens lisent ce livre, ils vont comprendre d’où vient le système que l’on s’est forgé et pourquoi il faut oeuvrer ensemble à le détruire », martèle Rodney Saint-Éloi.

Chez Écosociété, le trentième anniversaire est l’occasion de lancer Radar, une toute nouvelle collection d’essais vouée aux adolescents. Les deux premiers livres, S’engager en amitié, de Camille Toffoli, et GAFAM, le monstre à cinq têtes, de Philippe Gendreau, constituent de formidables guides ludiques et dynamiques pour comprendre le rôle politique et identitaire des amitiés et pour naviguer intelligemment sur le Web.

« Les jeunes d’aujourd’hui sont conscients des enjeux de société et des défis qu’ils auront à relever, souligne l’éditrice Pauline Gagnon. Nous les avons consultés afin de connaître les sujets qui les intéressaient. Ils nous ont parlé d’environnement, de communautés LGBTQ+, de racisme, d’immigration, de relations interpersonnelles. On a la responsabilité de les aider, de les accompagner dans leur réflexion, de leur donner des outils pour en faire des adultes qui auront envie de changer le monde. »

Pour la suite du monde

Ce regard tourné vers la jeunesse témoigne d’un optimisme certain. « Lorsqu’on milite, on n’a pas le choix d’avoir un minimum d’espoir. C’est là toute l’idée derrière Écosociété et la collection Radar ; aider les lecteurs à se mobiliser, à trouver des moteurs d’action pour que les injustices et la crise climatique ne soient pas des facteurs d’épuisement ou de repli sur soi », indique Élodie Comtois.

Chez Mémoire d’encrier, on persiste aussi à croire qu’un monde meilleur est possible. « Je rêve d’une société avec moins d’angles morts, moins d’ignorance sur nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Un monde ancré dans un vivre-ensemble où la question identitaire et raciale ne prendra pas toute la place. Un monde où je n’aurai plus besoin d’écrire Les racistes n’ont jamais vu la mer (2021), où un écrivain racisé n’a pas à écrire et à être reconnu pour sa couleur de peau, mais pour son élégance, sa manière de penser et d’exister », conclut Rodney Saint-Éloi.

À voir en vidéo