Quand prévenir, c’est censurer

Les traumavertissements se multiplient alors que des études concluent qu'ils sont inefficaces. Ces avertissements, qui préviennent que le contenu pourrait être délicat, irritant ou déclencheur de réactions perturbantes, prolifèrent maintenant dans le milieu des arts. Regard, en une série de textes, sur ce phénomène des trigger warnings, ou TW pour les intimes.
Il n’y a pas de suicide dans le dernier livre de François Blais, Le garçon aux pieds à l’envers (Fides). Cette phrase, Le Devoir l’a entendue du Dr Robert Edward Whitley, chercheur au Centre Douglas sur les troubles mentaux. Mais aussi de Mathilde Barraband, cotitulaire de la Chaire de recherche sur la liberté d’expression et de Yan Hamel, professeur du cours sur la littérature jeunesse à la TELUQ. Le thriller paranormal pour jeunes lecteurs est depuis décembre l’objet d’une mise en garde de la Santé publique, par crainte d’un « effet Werther », une vague de suicides par imitation. François Blais est-il un écrivain dangereux ?
La définition sur laquelle la Santé publique s’appuie pour émettre son avis de vigilance est : « un acte qui consiste à se donner délibérément la mort ». Ce qu’il n’y a pas dans Le garçon aux pieds à l’envers. La seule victime, Kaleb Saint-Martin, 5 ans, ingère une substance dangereuse pour répondre au défi d’un démon malveillant qui lui promet un vélo. Kaleb veut le vélo. Pas la mort. Il n’a pas conscience qu’il peut mettre fin à sa vie.
« J’ai lu. Je suis éberluée, tranche Mathilde Barraband, cotitulaire de la Chaire collective de recherche franco-québécoise sur la liberté d’expression. Il y a dans le livre seulement des enfants qui sont incités à adopter des comportements dangereux. Aucun d’eux ne désire mourir. »
« Si on cherche les métaphores, analyse Mathilde Barraband, le livre parle de la difficulté de dire non, surtout pour un enfant ; et de la nécessité de parfois le faire. Le suicide n’y est pas présenté comme une fatalité, car le personnage principal [Adrienne] ne cesse de tenir tête au démon. Ça parle de la capacité à résister aux imprécations. Et d’intimidation, peut-être aussi. »Le critique du Devoir a octroyé en janvier quatre étoiles au livre.
L’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS) juge de son côté que « le risque que comporte ce livre est assez faible ».
La morale et le livre jeunesse
« On attend deux choses de la littérature pour enfants, rappelle pour sa part Yan Hamel, de la TELUQ : inculquer le goût de la lecture. Et enseigner les bonnes valeurs, contribuer à l’éducation. Les livres jeunesse sont toujours, en fait, destinés aux adultes. Ce sont eux qui les achètent. »
Ainsi, le livre pour enfants est toujours supposé être utile, supposé être moral, poursuit-il. M. Hamel a l’impression que la question que s’est posée la Santé publique serait plutôt : « Est-ce qu’on laisse quelqu’un qui s’est tué s’adresser à nos jeunes ? » François Blais est décédé en mai 2022. Il avait 49 ans.
Le fait que le « livre a été publié à titre posthume après que l’auteur s’est suicidé en mai 2022 » fait partie des arguments avancés dans la lettre aux directeurs de santé publique du 16 décembre dernier, signée par la sous-ministre adjointe, Marie-Ève Bédard. Mais pas seulement. Pour le ministère de la Santé et des Services sociaux, le fait que le mot « suicide » soit utilisé aux pages 275 et 288 du livre est un argument.
On lit effectivement dans le dernier Blais que la spécialité du démon Pichal Peri, un archétype des histoires de fantômes de l’Asie du Sud et du Centre, « est d’amener les gens au suicide ».
Dans de longs échanges avec Le Devoir, le MSSS affirme que « le contenu du livre en lui seul constitue un facteur de risque d’un passage à l’acte suicidaire chez un jeune vulnérable et constitue un motif suffisant pour que la Santé publique émette une mise en garde ».
« L’enjeu le plus important est la mort, écrit encore le MSSS en prenant soin de souligner ce passage. D’un point de vue strictement pragmatique, voire mathématique, même si le risque était très faible, si un grand nombre de jeunes présentant des vulnérabilités lisent le roman, les effets peuvent être dévastateurs. »
C'est ce qui ressemble le plus à de la censure dans ce qu'on a vu ces dernières années, parce que c'est une autorité qui agit. La chose qui manque, c'est l'interdiction.
La Santé publique ancre sa décision dans une méta-analyse parue dans The Lancet en 2021 sur les médias d’information, le cinéma et la télé, mais les œuvres écrites n’en font pas partie.
La Santé publique a déjà fait des mises en garde sur des documentaires (Bye, en 2017, de Frédéric Nassif et Mathew Mckinnon, sur le décès du fils d’Alexandre Taillefer), des séries (13 Reasons Why, en 2017), des films (1:54, en 2016, de Yan England). Aucun autre livre ne figure dans les exemples donnés par le MSSS. Comme exemple d’intervention en culture, le MSSS a signalé au Devoir la mise en garde faite en 2016 sur le Momo Challenge, un jeu de défis dangereux lancés sur les réseaux sociaux. Or, le Momo Challenge est une arnaque Internet, sans aucun danger réel, reconnue depuis 2019 par le New York Times, le Guardian, BBC et Radio-Canada comme une fausse nouvelle nourrie de panique morale, qui s’est propagée par manque de vérification. L’avis demeure aujourd’hui.
Les livres ne poussent pas au suicide
« Plusieurs études solides indiquent qu’il n’y a pas de preuve de suicides par imitation après la lecture d’œuvres de fiction », indique le psychiatre Robert Edward Whitley. D’autant que la méta-analyse Copycat effect of fictionnal suicide, de Steve Stack, constatait en 2009 que les suicides sont fréquents en littérature. Sur les 239 livres proposés alors dans le guide d’études Cliff Notes pour les élèves d’Angleterre, 25,5 % comprenaient un suicide ou plus. Un pourcentage beaucoup plus élevé que les moins de 5 % qu’on retrouvait dans les films américains.
Les suicides par imitation sont bien réels. Mais les études ne confirment, pour l’instant, que ceux provoqués par les médias d’information, poursuit M. Whitley, et particulièrement par les couvertures médiatiques sensationnelles, comme dans le cas du décès de Robin Williams en 2014.
« On connaît tous Anna Karénine. Roméo et Juliette. Même Jésus-Christ, son sacrifice peut être vu comme un suicide. On ne peut pas effacer le suicide de l’imaginaire littéraire occidental », réfléchit le chercheur, en entrevue. On pourrait lister aussi Madame Bovary, Antigone, Les misérables. Ou des œuvres de Nelly Arcan ou d’Albert Camus.
En jeunesse, au Québec ? Le suicide est abordé dans Une vie en éclats de Maryse Pelletier, Le long silence de Sylvie Desrosiers, Le parfum des filles de Camille Bouchard, Ma vie ne sait pas nager, d’Élaine Turgeon, Lac Adélard de François Blais, L’importance de Mathilde Poisson de Véronique Drouin, pour ne nommer que ceux-là, qui n’ont jamais fait l’objet d’une mise en garde de la Santé publique.
Surveiller la littérature
L’AQPS défend la nécessité d’un accompagnement spécialisé lorsque la question du suicide est abordée dans les écoles. Ne faudrait-il pas alors le préciser pour tous les livres et textes qui abordent le suicide, dont Roméo et Juliette ? « Effectivement, répond son président-directeur général, Jérôme Gaudreault, si on veut être cohérent. Il faut voir quelles sont les intentions du MSSS. »
La Santé publique a-t-elle l’intention de surveiller toutes les nouveautés littéraires québécoises pour prévenir lorsque le suicide est abordé ? La question, posée à trois reprises par Le Devoir, n’avait pas eu de réponse quand le MSSS a indiqué qu’il ne ferait plus de commentaires sur ce dossier.
Différents acteurs politiques ne croient pas que le dernier roman de Blais soit dangereux. Les ministres de la Culture et de l’Éducation, Mathieu Lacombe et Bernard Drainville, se sont positionnés dans ce dossier du côté de la liberté d’expression et du libre choix des enseignants. Le premier ministre François Legault également, plus discrètement. Le ministre de la Santé Christian Dubé a déclaré le 11 janvier : « je pense qu’on est allé un peu loin ».
Comme la Santé publique est autonome, l’avis de vigilance a toujours cours. Non sans conséquence. « C’est ce qui ressemble le plus à de la censure dans ce qu’on a vu ces dernières années, avance Mathilde Barraband, parce que c’est une autorité qui agit. La chose qui manque, c’est l’interdiction. »
Les effets de ce type d’intervention peuvent être graves pour les éditeurs, étant donné le rapport de force inégal, explique Mme Barraband. L’éditeur n’a pas de recours. Fides, maison d’édition historique au Québec, estime être victime de censure. Toute l’équipe est très heurtée par l’épisode, selon Jean-François Bouchard, directeur général.
« Tous les éditeurs vont désormais jouer d’un surplus de prudence. Ce n’est pas bon pour la littérature. Puisqu’il y a un si beau consensus sur la liberté d’expression dans le gouvernement actuel, il faut annuler la mise en garde de la Santé publique », croit Mme Barraband.
L’Association des bibliothèques publiques du Québec indique que la majorité de ses membres ont interprété l’avis « comme une maladroite dérive vers la censure ». L’Association nationale des éditeurs de livres rappelle que ces derniers sont conscients de « leurs responsabilités lorsqu’ils publient des œuvres qui s’adressent à un jeune lectorat, surtout lorsque celles-ci abordent des sujets sensibles. On doit leur faire confiance ». L’Union des écrivaines et des écrivains québécois estime qu’un changement public de position est essentiel, car le MSSS ouvre ici la porte « de la mise à l’index d’œuvres artistiques, » une pratique socialement intolérable.
Besoin d’aide ? Des intervenants sont disponibles en tout temps au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553), par texto (535353) ou par clavardage (www.suicide.ca).
Les livres jeunesse de François Blais
Les cinq livres jeunesse de François Blais sont une part importante de son œuvre, qui compte aussi douze livres adultes. « Ils ne cadrent pas avec les attentes qu’on peut se faire à l’égard de ce que devrait être un livre pour jeunes lecteurs », pense le professeur Yan Hamel. Ce qui n’a pas empêché Lac Adélard de remporter le Prix du Gouverneur général, la plus haute distinction littéraire pour la jeunesse, et le Prix jeunesse des libraires. Trois albums, aux morales vraiment cyniques, à l’humour noir, tous décalés, s’adressent aux plus jeunes : L’horoscope (2020), Le livre où la poule meurt à la fin (2017) et 752 lapins (2016, tous aux 400 Coups, illustrés par Valérie Boivin). Les deux romans ados, Lac Adélard (2019, Courte échelle, illustré par Iris) et Le garçon aux pieds à l’envers (2022, Fides), jouent dans le paranormal et sont au moins aussi longs que ses romans adultes.