Oser l’ennui

Photo: Valérian Mazataud. Montage: Marin Blanc

Pendant de longues périodes de ma vie, je m’autorisais des moments de farniente, de petites disparitions, des parenthèses face à l’accélération des choses. Quand la vie devenait trop intense, trop surchargée, bien avant que le mot « selfcare » soit sur toutes les lèvres, je m’accordais le droit, le temps et l’espace de m’échapper à tout, et pour m’entendre penser.

J’ai été une enfant et une adolescente qui s’ennuyait énormément, et, à l’âge adulte, j’ai petit à petit empli ma vie pour échapper, justement, à cet ennui abyssal qui flirtait chez moi avec une très grande tristesse. Durant ma vingtaine, en plus de mes études à temps plein, j’ai toujours eu un travail à temps partiel tout en cumulant des petits contrats à gauche et à droite. Il le fallait : à la fois pour payer mon loyer et pour essayer de me tailler une place dans le monde littéraire, ce qui était, depuis mon enfance, la cible. L’écriture. La littérature. Je ne voulais négliger aucune occasion, aucune chance, et je me disais que la seule solution pour y arriver était un travail acharné.

Or quand les occupations devenaient trop lourdes, quand je sentais que ma fatigue commençait à être intenable, que le travail m’abrutissait tellement que je ne m’entendais plus penser, j’attendais d’avoir un ou deux jours de congé puis je fermais mon téléphone et je regardais une série en 48 heures, n’émergeant de ma chambre que pour aller me faire à manger. Ou j’allais faire de longues marches que j’entrecoupais de flânages dans les friperies ou au deuxième étage du Colisée du livre, coin Mont-Royal et Papineau, pour dénicher des titres à 1 ou 2 $. Des journées complètes pour me rapprivoiser hors de mon agenda surchargé ; je prenais du temps pour moi. Pour être à peu près dans mon silence.

Je ne sais pas quand j’ai arrêté de m’autoriser ces pauses. Aujourd’hui, tout est réglé au quart de tour. Je n’ai plus le temps de disparaître longuement ainsi. Trop de rendez-vous, trop de choses à faire. Les moments de détente existent certainement, mais sont calibrés, prévus. Il n’existe plus de temps pour l’improvisation, pour faire le vide. Cette semaine, je parlais à une collègue, lui racontant que j’avais procrastiné durant ma journée de travail en nettoyant tous les tapis de la maison. Elle m’a fait des yeux ronds et m’a dit : tu es productive même quand tu ne fais pas ce que tu as à faire.

Je ne sais pas comment recréer, retrouver ce temps vide d’autrefois, ce vide salvateur que je ne sais plus comment approcher depuis un bon 10 ans, celui où j’arrivais à me rapprivoiser, celui qui m’était nécessaire pour comprendre de nouveau qui j’étais à l’extérieur du reste. Je pense au niveau de cortisol dans mon corps, qui doit être si élevé sans repos durable ; je pense à mon rythme circadien toujours déséquilibré à force d’être constamment devant mon ordinateur. Qui gagne quoi quand je me tue à l’ouvrage ? À qui sert l’exhaustion de mon corps ? Dans peu de temps j’aurai 35 ans et je me souhaite du vide, des temps morts, pour mon anniversaire ; je me souhaite d’oser regarder l’ennui que j’ai tellement fui pour voir si je ne saurai pas y trouver de nouvelles clefs.

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