«Hotline»: les sacrifices de l’enracinement

Né au Liban en 1977 en plein coeur d’une guerre qui allait causer l’exode de plus d’un million de ses compatriotes, Dimitri Nasrallah était à peine plus haut que trois pommes lorsqu’il a dû quitter tous ses repères, en compagnie de sa famille, pour trouver refuge au Koweït, en Grèce et à Dubaï, pour enfin s’installer à Montréal en 1988. Isolé, en proie au chagrin et à la solitude, l’écrivain en a longtemps voulu à sa mère qui, contrainte de mettre les bouchées doubles pour leur offrir toit, nourriture et dignité, le laissait souvent à lui-même avec ses sombres pensées.
Ce n’est qu’en vieillissant qu’il a pris conscience de l’ampleur des sacrifices, des obstacles, des deuils et des nombreuses barrières et discriminations invisibles auxquelles sa mère a dû faire face, pour lui ouvrir la voie vers une vie meilleure.
Dans son nouveau roman, Hotline, Dimitri Nasrallah rend hommage à celle qui lui a donné la vie, mais aussi à toutes les femmes qui ont su, avec persévérance et résistance, trouver dans l’exil la force de jeter de nouvelles bases, de réinventer les contours d’une vie, de transformer l’étrangeté en réconfort, élargissant ainsi le champ des possibles pour leurs enfants.
En 1986, au commencement de l’hiver, Muna Heddad pose ses valises à Montréal avec son fils Omar, huit ans, dans un appartement exigu qui porte les fantômes et les odeurs des âmes en exil qui les ont précédés. Ils fuient le Liban, en proie à une guerre civile qui leur a déjà volé un mari, un père. Espérant d’abord pouvoir reprendre son métier d’enseignante de français, Muna doit vite se résigner à trouver un emploi dans lequel son accent, la couleur de sa peau et ses différences culturelles ne susciteront pas la méfiance.
Recrutée pour faire de la vente par téléphone par une compagnie de boîtes repas diététiques, la jeune mère se découvre un talent pour gagner la confiance des clients et susciter leurs confidences, ainsi que leur adhésion au programme. Alors que des étrangers lui livrent leurs plus grands secrets, Muna doit composer en parallèle avec l’invisibilité, l’isolement, les fantômes de son passé, ainsi qu’un enfant seul et infiniment triste. À l’aide d’un groupe de femmes récemment immigrées, elle redécouvrira la force de l’entraide, de l’amitié et de l’ambition, trouvant l’impulsion de créer de nouveaux repères et d’entamer cette nouvelle étape de sa vie.
Dans un bel exercice d’écriture, la langue de la protagoniste se transforme au rythme de son cheminement, enchevêtrement d’arabe et de français dans un mélange d’impulsion, de doute et de convictions que rend merveilleusement bien la traduction de Daniel Grenier.
Une bouffée d’humanité
Hotline est une histoire de résilience épargnée par les clichés, Dimitri Nasrallah ayant l’intelligence de transformer les recettes toutes faites en pièges à préjugés. L’auteur aborde, à travers une judicieuse collision avec le genre du self-help, les immenses sacrifices qu’impose l’enracinement, celui que plusieurs jugeraient « parfait ». L’histoire de Muna se termine bien, certes, mais cette fin heureuse n’advient pas sans la transformation de quelques rêves en illusions, et une reconstruction identitaire douloureuse.
Dimitri Nasrallah n’est toutefois pas cynique, et ne laisse jamais son point de vue critique sur les inégalités systémiques oblitérer la part d’humanité et de bonté, les mains tendues de part et d’autre, qui permettent à une jeune femme de trouver sa place, sa voix, sa paix intérieure. Un récit qui rappelle que l’espoir prend racine dans les petites choses.