«Harlem Shuffle»: arnaques et lutte des classes

Bienvenue dans le Harlem des années 1960, quartier du nord de Manhattan, New York, principal foyer de la culture afro-américaine depuis le début du XXe siècle. Théâtre de la pauvreté, de l’injustice et d’affrontements, souvent, mais aussi terreau de la vitalité de la communauté afro-américaine.
Ray Carney, le personnage principal de Harlem Shuffle, le huitième roman de l’Américain Colson Whitehead, est propriétaire d’un magasin d’ameublement sur la 125e Rue.
À travers la vitrine, on voit un jeune papa sérieux et ambitieux, sans conscience politique particulière. Il aurait pu suivre les traces de son paternel, Big Mike, vraie légende de Harlem et bandit patenté, plus occupé à trafiquer et à « casser des genoux au démonte-pneu » qu’à voir à l’éducation de son fils — qui a réussi des études de commerce. Un vrai miracle.
Côté ruelle, comme bon sang ne saurait mentir, Ray présente un autre profil, alimentant avec discrétion en dehors des heures d’ouverture un passe-temps lucratif : le recel de téléviseurs, de fourrures ou de pierres précieuses « tombés du camion ».
Carney avait bien réussi à séparer les deux moitiés de sa vie jusqu’à ce que son ambition, et les plans criminels de son cousin Freddie, l’entraîne vers le côté obscur de la force : le spectaculaire casse du coffre-fort de l’hôtel Theresa, le « Waldorf Astoria de Harlem ». Un engrenage dont il lui sera difficile de s’extraire, même en ayant recours à d’anciens acolytes de son père.
C’est l’occasion pour l’auteur d’Underground Railroad et de Nickel Boys (Albin Michel, 2017 et 2020) de se réinventer, bousculant à sa façon dans Harlem Shuffle les codes du roman noir, entre comédie sociale et thriller de cambriolage. Le récit est campé dans Harlem entre 1959 et 1964, un quartier en pleine ébullition entre le mouvement pour les droits civiques et les violentes émeutes (réelles) de 1964, après la mort d’un jeune Noir de quinze ans victime d’un policier blanc.
Personnage particulièrement attachant, intelligent et, on l’a dit, ambitieux, Carney cherchera à intégrer le Dumas Club, un club privé afro-américain sélect dont est déjà membre le père de son épouse, Leland, qui ne l’a jamais apprécié — la carnation plus foncée de Carney n’étant pas étrangère au manque de chimie entre les deux personnages.
Avec sa formidable vivacité, son humour et son panache de moraliste, Colson Whitehead — qui a reçu deux fois le prix Pulitzer, comme William Faulkner et John Updike — émaille son récit, sans jamais l’alourdir, de détails sociohistoriques toujours pertinents.
Et, comme le crime, Colson Whitehead ratisse large, pas regardant et pas manichéen : les pourris sont de tous les horizons. Requins de la finance ou de l’immobilier, joailliers accommodants, policiers réclamant leur enveloppe, vieilles familles blanches anglo-protestantes, immigrants juifs, Afro-Américains de toutes les teintes, ils jouent tous des coudes — mais aussi à l’occasion du coupe-chou et du Colt Cobra.38 Special — selon les règles impitoyables et implicites des malfrats.
Mais derrière la corruption policière et les tensions raciales de Harlem, les lecteurs seront aussi les témoins d’une autre violence, celle du capitalisme et de son biceps immobilier. Témoin privilégié d’un monde en plein changement, lui-même pris au jeu de ses ambitions, Carney en est aux premières loges. Une épopée à suivre.