Critique de la déraison raciste

Le rappeur et militant antiraciste québécois Ali Ndiaye, alias Webster, s’est fait aider par des pros pour bien saisir les concepts philosophiques de l'essai du philosophe américain Charles W. Mills publié en 1997.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Le rappeur et militant antiraciste québécois Ali Ndiaye, alias Webster, s’est fait aider par des pros pour bien saisir les concepts philosophiques de l'essai du philosophe américain Charles W. Mills publié en 1997.

Ce n’est pas un livre, mais une grenade. Ce dispositif intellectuel explosif publié en 1997 fait voler en éclat le socle de certitudes sur lequel reposent la philosophie et la pratique politiques occidentales.

L’essai surpuissant du philosophe américain Charles W. Mills (1951-2021) que vient de traduire Ali Ndiaye, alias Webster, rappeur et militant antiraciste québécois, s’intitule Le contrat racial. Le brûlot, publié par la maison québécoise Mémoire d’encrier, postule que le contrat social des sociétés libérales repose en fait sur un contrat racial implicite pour maintenir la suprématie blanche au mépris de tous les autres groupes racisés.

L’incipit résume la thèse : « La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui ».

Webster a lu cette phrase pour la première fois en 2020 alors qu’il préparait un débat organisé par l’UNESCO sur le sort des personnes racisées en pandémie. « J’ai été soufflé, dit-il. Chacun des paragraphes du livre permettait de mettre des mots sur des choses que je connaissais. »

Dans la famille, pourtant, on maîtrise le sujet, concrètement et théoriquement. Lui-même et son père, d’origine sénégalaise, Cheikh Tidiane Ndiaye, professeur de sciences politiques, ont participé à l’ouvrage collectif 11 brefs essais contre le racisme (Somme toute, 2019).

La fin de la lecture de Racial Contract a coïncidé avec le décès de George Floyd sous les coups et blessures de la police de Minneapolis. Webster a constaté que The Racial Contract n’avait pas été traduit en français et il a décidé de s’atteler lui-même à la tâche.

En fait, la grenade était tellement mûre qu’une semaine après la signature du contrat avec la maison américaine détentrice des droits, un éditeur concurrent franco-français a cherché à les obtenir. Le livre, lancé au Québec ce mercredi 1er février, Mois de l’histoire des Noirs, sera disponible à compter du 3 mars en Europe.

« Je pense que le long délai de traduction en français s’explique lui aussi par le contrat racial, dit Ali Ndiaye, diplômé en histoire de l’Université Laval. La philosophie blanche pendant longtemps ne considérait pas la théorie critique liée aux personnes racisées ou autochtones. D’ailleurs, en français, il a fallu un non-traducteur et un non-philosophe pour le traduire. »

Une philosophie

Webster s’est fait aider par des pros pour bien saisir les concepts philosophiques. Car il s’agit bel et bien d’un ouvrage de philosophie écrit par un philosophe.

Charles Mills, né à Londres de parents jamaïcains, est docteur en cette discipline de l’Université de Toronto. Sa thèse de 1985 portait sur la notion d’idéologie chez Marx, et il est resté marxiste dans le sens où ses idées veulent servir à changer le monde.

La philosophie de Mills, créée dans la tradition radicale noire, est « née de la lutte des opprimés ». Elle veut créer un cadre théorique mondial pour situer les discussions sur la race et le racisme blanc et finalement remettre en question les prétentions universalistes de la philosophie politique euro-américaine, l’une des disciplines d’ailleurs toujours les plus blanches des universités.

L’ombre de John Rawls et de sa Théorie de la justice (1971) plane sur Le contrat racial. Rawls pense la société comme un regroupement de membres devant coopérer en vue de l’avantage mutuel. Mills critique cette théorie du contrat social en y intégrant la question de la race (au moins en tant que construction sociale) de manière radicale et fondamentale. Il montre que le racisme n’est pas une anomalie des sociétés coloniales et impérialistes et que le suprémacisme blanc constitue en quelque sorte la face cachée de la théorie de la justice sociale libérale.

Pour en changer, pour s’attaquer à ce problème, il faut évidemment commencer par en admettre la réalité. Charles Mills a cette remarque terrible à ce propos : « “Les Nègres veulent être traités comme des hommes”, écrivait James Baldwin dans les années 1950. Une phrase parfaitement claire en huit mots. Il y a des gens qui ont assimilé Kant, Hegel, Shakespeare, Marx, Freud et la Bible et qui trouvent cette idée parfaitement incompréhensible. »

La démonstration millsienne s’organise autour d’une dizaine de thèses sur ce qu’il nomme donc le contrat racial. La première avance que ce contrat est « politique, moral et épistémologique ». La deuxième que ce système débouche sur une logique d’exploitation créant « une domination économique européenne mondiale et un privilège racial national blanc ». Une autre thèse affirme que le monde est ainsi divisé entre « personnes et sous-personnes » et que le contrat social est constamment réécrit dans cette perspective.

La pratique de rappeur de Webster a servi à reproduire une certaine musicalité du style de Mills, son flow d’intellectuel, développé sur 200 pages. En tout cas, la langue proposée en traduction est nette et coulante.

Ces qualités s’affirment dès l’exergue du premier chapitre citant un aphorisme populaire américain : « Quand les Blancs disent justice, ils veulent dire juste nous ». L’assonance claquante en anglais entre « Justice » et « Just us » est ainsi conservée en français.

« Pour moi, dans l’écriture, tout passe par la subtilité, dit le lanceur de la grenade. C’était parfois difficile de traduire les subtilités de Mills. Je m’en suis souvent remis à la limpidité et à la lucidité du projet. »

Pendant ce temps au Québec

Étant donné le sujet du livre Le contrat racial de Charles Mills que Webster vient de traduire, il a forcément fallu déboucher sur la brûlante actualité du racisme ici comme ailleurs.

Webster tire une autre matière à réflexion de la philosophie de Mills. « Le contrat racial est toujours accompagné d’une épistémologie de l’ignorance, dit-il. Les gens peuvent construire leurs propres ignorances sur ces questions. Quand François Legault dit qu’il n’y a pas eu d’esclavage ici, il se trompe. La mentalité suprémaciste blanche existait ici aussi. »

Le militant intellectuel observe le même aveuglement volontaire quand il est question de la malheureuse conquête qui daterait de 1760 selon la doxa historiographique et non de la fondation de la Nouvelle-France, des siècles plus tôt, sur des territoires pris aux Autochtones.

« Le monde moderne n’existe pas sans la notion de la suprématie blanche, dit-il. Ce monde a été construit sur le génocide des Autochtones et l’esclavage qui découlent de l’idée de l’inégalité fondamentale des personnes. On vit d’une dissociation cognitive. On répète que l’être humain est unique, et en même temps, on réduit des êtres humains en esclavage et on vole des terres à d’autres êtres humains. Le véritable être humain prend donc une couleur. Il est Blanc. »



Ce texte a été modifié après publication pour y ajouter une précision.

Le contrat racial

Charles W. Mills, traduit de l’anglais par Aly Ndiaye alias Webster, Mémoire d’encrier, Québec, 2023, 204 pages



À voir en vidéo