Les maisons de papier

Illustration: Marin Blanc

Et puis, comme ça, tout à coup, on s’est retrouvés à visiter des cégeps pour notre fille de 15 ans qui chausse du 9 et me dépasse maintenant de quelques millimètres. Entre une toune de Lana del Rey et une compétition de cheerleading, elle rêve de devenir monteuse. En virée à Chicoutimi pour voir le pavillon d’art et technologie des médias au cégep de Jonquière, réputé pour la formation qu’il offre dans le domaine des communications, on en profite pour aller jeter un oeil aux résidences.

Bon, comment dire… C’est une toute petite chambre avec un néon au plafond, un petit espace qui ressemble à une chambrette de militaire avec bureau encastré, minifrigo, lavabo et un lit pourvu de tiroirs. C’est beige et brun, propre… Correct, sans plus.

— Au moins il y a une fenêtre, dis-je en sortant.

Un élève passe avec un sandwich de dépanneur sous le bras et un gros sac de chips.

— On va lui préparer des plats congelés et remplir le congélo, ajoute son père.

— Je vais installer des lumières de Noël, des affiches de Lorde et de Lana, et la décorer à mon goût ! dit Charlotte des étoiles plein les yeux.

Elle a l’âge où l’on commence à rêver de plus d’indépendance et ça passe inévitablement par prendre un peu de distance avec ses parents et le cocon de confort que l’on connaît par coeur. Un espoir, l’envie de découvrir. À son âge, je rêvais de quitter ma banlieue pour aller vivre à Montréal, où je me suis enracinée. Charlotte a grandi en ville, c’est une authentique Montréalaise, et pour elle, le dépaysement suprême serait de s’installer en région, même si le froid ambiant lui fait presque friser les cils, blague-t-on en se dirigeant vers la petite salle Côté-Cour pour voir Dany Placard et Julie Doiron en spectacle.

Je pense aux Villes de papier, le si beau et grand petit roman de Dominique Fortier. À travers le portrait qu’elle brosse de la vie de la poète Emily Dickinson, l’écrivaine introduit ses réflexions personnelles sur les lieux où l’on prend racine, ces maisons, chambres et espaces que l’on habite et qui nous habitent. Ces endroits s’impriment en nous, façonnent notre mémoire.

Nous dormons ce soir-là chez une amie, qui habite depuis un peu plus d’un an une magnifique maison ancestrale à La Baie. Marika a quitté Montréal pour retourner là où elle a grandi. Elle nous accueille avec sa chatte Françoise, un grand sourire généreux et un bel accent assumé aux voyelles étirées qu’elle retrouve en traversant le parc du Saguenay.

Construite en 1876, la maison est grande et spacieuse, joliment décorée pour Noël, confortable et chaleureuse. « Je cherchais un chalet pendant la pandémie, ça ne me dérangeait pas de m’éloigner pas mal de Montréal, parce que mes parents et mon frère vivent encore ici. En voyant la maison sur un site, j’ai su que j’étais arrivée chez moi. »

À l’étage, il y a quatre chambres, dont une en bois lambrissé avec toit pentu qui ressemble à une chambre pour elfes ou lutins. La fenêtre dans la chambre de Marika donne sur le fjord, au loin. « Je suis plus contemplative depuis que je vis ici. »

Je remarque que contrairement à d’autres que je connais qui ont quitté la ville pour s’installer en campagne ou dans un village, Marika ne casse pas de sucre sur le dos de Montréal. Aucune allusion ici à un cône orange ou à la recherche d’une place de stationnement. « Je suis à la fois Montréalaise et Saguenéenne ; j’ai les deux en moi. Quand je m’ennuie de Montréal, je prends la voiture et j’y vais. Ce n’est pas si loin, quatre heures et demie de route. »

L’avènement du télétravail depuis la pandémie entraîne de nouvelles possibilités infinies. Marika s’imagine vivre ici avec ses amies à la retraite. On habite à Rosemont, à deux pas de là où elle a vécu durant une vingtaine d’années et élevé son fils. On se dit qu’on pourrait faire des échanges. Elle viendra s’occuper de notre chatte Moka pendant qu’on prend soin de Françoise en allant visiter Charlotte… On jase en dévorant la gelée de pommettes qu’elle a préparée avec ses propres arbres fruitiers sur les bagels qu’on a ramenés de Montréal.

Sous la table, Françoise dévore avec la même délectation une petite souris grise un peu trop téméraire.

À voir en vidéo