À nos maisons

Illustration: Marin Blanc

Quand j’ai emménagé dans la maison que j’habite, dans un quartier autrefois ouvrier d’une petite ville d’Ontario, qui s’est embourgeoisé et est désormais devenu inabordable pour à peu près n’importe qui n’étant pas prof d’université, dentiste ou médecin, ma propriétaire m’a fait visiter le grenier. On y accède par une trappe au plafond. Elle m’a dit que lorsqu’elle avait acquis la maison — « it was good people who had it before, don’t worry » —, elle était remplie à ras bord d’objets. Elle avait mis une petite annonce sur Craigslist pour que les gens viennent ramasser gratuitement ce dont ils voulaient bien. Elle s’était ainsi départie de tout, sauf d’une boîte, dans le fond du grenier, remplie de photos des gens qui avaient habité la demeure au fil des années. Je n’ai jamais osé l’ouvrir, par superstition d’aller agiter des fantômes qui me laissent pourtant habiter leur espace sans trop me jouer des tours. Vivre dans cet endroit chargé d’histoires qui m’échappent me donne parfois l’impression que la texture de l’air y est plus dense qu’ailleurs.

Cette anecdote m’est revenue en tête lorsque je suis allée visiter, il y a quelques semaines, une exposition extraordinaire, Dis/Mantle, à Toronto, où vit ma partenaire. C’est elle qui en avait planifié la surprise, connaissant mon goût pour les lieux, ce qu’ils portent, leurs secrets. La Spadina House est un musée d’histoire, un manoir victorien aux tapisseries décadentes, rempli de dorures, de meubles lourds en bois précieux. Ces jours-ci, c’est bien plus qu’un endroit où on admire la richesse des lieux. Dans les années 1870, une femme du nom de Louisa Pipkin y travaillait comme blanchisseuse. Elle lavait les vêtements de la famille nantie qui y habitait alors, les Austin, qui avaient fondé la banque Dominion. Femme noire, elle avait fui l’esclavage aux États-Unis pour une vie libre au Canada. Peu de traces existent de la vie de Pipkin. Pour cette exposition, sous la direction de l’artiste Gordon Shadrach, on s’est posé la question suivante : comment réorganiser l’espace pour imaginer un lieu où Louisa Pipkin serait non plus servante, mais maîtresse des lieux ?

Certains portraits sont ainsi recouverts d’un drap pour qu’on ne voie plus les visages des maîtres véritables. D’autres, où Louisa Pipkin porte des vêtements fastueux et non plus des habits modestes, ont été réalisés. Sur la table de la salle à manger trônent les oeuvres sublimes de Sharon Norwood, où dans des assiettes de porcelaine courent des dessins de cheveux frisés, de même que des sculptures immenses qui prennent la forme de mèches de cheveux de personnes noires. Ailleurs, Alessandra de Oliveira a transformé une pièce complète en pharmacie de remèdes conçus selon des savoirs ancestraux d’origine africaine. À d’autres moments, des performances de musique par des artistes afrodescendants et des repas concoctés par des chefs noirs de la ville ont aussi contribué à animer l’espace. Au moins une dizaine d’artistes ont ainsi participé à cette exposition innovante, poétique, politique, dont je vais me souvenir longtemps.

Bientôt, j’irai fouiller dans cette fameuse boîte dans mon grenier. Peut-être en apprendrais-je plus sur les gens à qui appartenait cette maison, qui, si j’en crois l’histoire du quartier, étaient sans doute beaucoup moins scolarisés que moi. Assurément blancs. Qu’est-ce que ça signifie, qu’une femme métisse québécoise francophone, transfuge de classe, habite dans la maison d’ouvriers blancs anglophones ? Comment se superposent les récits ? Dans ces tricotages, ces juxtapositions, beaucoup de choses se cachent, s’immiscent, créent pour moi le zeste même de l’existence. Je n’écarte pas l’idée d’encadrer une des photos de ces gens, et de l’exposer chez moi.

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