Une femme trans et autres milliers d’oiseaux

1.
la première larme tombée sur le tapis d’un salon funéraire nous cimente au fond du fleuve de la tristesse de façon presque définitive
la grande tragédie de nos morts c’est qu’ils ne disparaissent pas
ils nous hantent au détour d’un sourire
prêts à sauter dans une de nos larmes
ils sont là à espérer se sauver de notre mémoire
mais notre mémoire rejoue sans cesse leur disparition
mais grand-maman, tu es morte des centaines de fois
je te demande pardon
ton ADN est découpé dans mes songes
je retrouve des vestiges de ta voix dans les arbres
je me demande quelle fleur pousse de toi, grand-maman
je te protège en ne t’oubliant pas
je sais que les dieux ont commencé à mourir quand plus personne ne priait pour eux
2.
Il m’écrit plusieurs fois à la suite de notre rencontre. « J’aimerais ça t’essayer. Essayer ça avec une femme trans. »
Les gens devraient savoir qu’on ne peut pas essayer quelqu’un, que nous ne sommes pas des morceaux de vêtement.
Et moi de lui répondre : « Ce n’est pas la première fois que j’essaie quelqu’un de blessant comme toi, tu dois te sentir moins unique, n’est-ce pas ? »
3.
les miroirs sont en grève, ne renvoient plus de reflets
des ombres profitent de la jachère de nos corps ceux-ci se révoltent de ce que l’on tait
nos cellules affolées de nuit radioactive
laissent croire que le soleil est décroché de son socle
que la société ne retrouvera jamais la voix
nous déposons nos poèmes malades dans le creux de nos paumes vieillies d’angoisse
espérons qu’ils remuent le petit orteil pour dire que nous n’enfantons pas la mort
4.
Un matin tu regardes les arbres se balancer dans la promesse verte de l’été à venir. Il semble que cette promesse est pour les autres. Ces autres qui savent comment se réjouir des bourgeons.
Encore de la neige sur tes épaules — qui ne fond pas.
Peut-être si quelqu’un t’offrait son haleine chaude.
Un matin tu te lèves et tes plaies n’ont plus envie de cicatriser. Elles font la grève à la suite d’un épuisement non reconnu depuis des années.
Les gales reprennent l’infection et les souvenirs traumatisants sont si vifs qu’ils prennent la place du futur.
5.
Personne ne se doute que pour une femme trans, réussir à se sourire dans le miroir, c’est signe que le monde change, transmute. D’ailleurs, son image, c’est plus qu’une image, ce sont des larmes qui ont appris à marcher.
6.
Nous avons déjà les oiseaux qui filent dans le ciel sans que le monde proteste. Alors je crois qu’il sera possible qu’une femme trans file dans le jour sans déranger personne, sans craindre pour sa vie. Pour l’instant, ceci est du domaine de l’utopie, et les femmes trans sont pourtant bien réelles.
7.
Apprendre à rire peut être plus difficile que d’apprendre à marcher. Mais, au sortir du bureau de ma psy, un chatouillement gorgé de la puissance de ce qui a créé le monde. Ce chatouillement enfle l’oesophage jusqu’à dire, voilà, je suis en vie.
Dorénavant, un défi s’offre à moi : rire autant de fois que le nombre de fois où j’ai pleuré.
Je revisite le pays de la tristesse et pour une fois, je m’y sens étrangère. Je n’ai plus envie de laisser traîner derrière moi les soubresauts cristallins du désespoir. Parce que je le mérite, parce que je trouve un autre sens au mot guérir.
Guérir : faire la guerre aux peines avec le rire.
8.
Merci à vous, qui nous voyez, sans que nous ayons à nous justifier.
Merci à vous, qui nous embrassez sans nous embraser.
Merci à vous, qui nous offrez votre chaleur quand nos frissons portent le poids de nos mort.es.
Merci à vous, qui nous voulez vivant.e.s.
Les textes 1 et 3 ont été écrits dans le cadre de la soirée hommage à l’oeuvre de Marie Uguay, FRAGMENTS, produite par L’Automne des mots au P’tit Bonheur de Saint-Camille, en septembre dernier. Ils n’ont jamais été publiés jusqu’à aujourd’hui.