Littérature jeunesse: le vent dans les voiles

En 2016, un livre vendu sur trois, au Québec, était un titre jeunesse. Et en 2021, on recensait la parution d’environ 1500 titres !
Photo: Getty Images iStock En 2016, un livre vendu sur trois, au Québec, était un titre jeunesse. Et en 2021, on recensait la parution d’environ 1500 titres !

En 1982, dépité par le refus des éditeurs de publier un guide en couleur sur les mammifères — jugé trop coûteux —, Michel Quintin décide de fonder sa propre maison d’édition. Les Éditions Michel Quintin célèbrent ainsi cette année leur quarantième anniversaire, traversant l’évolution du milieu littéraire québécois et, tout particulièrement, celui de la littérature jeunesse. L’occasion est donc belle de marquer une pause sur quelques moments précieux et de convoquer la parole d’acteurs du milieu pour cerner, quoique très sommairement, les contours de la scène qui nous anime aujourd’hui.

La précarité avant tout

 

Créer une maison d’édition n’est pas une mince affaire, et il faut conjuguer volonté, résilience et passion pour se lancer — et persévérer — dans l’aventure. Michel Quintin, vétérinaire de profession, a d’ailleurs hébergé sa maison d’édition dans sa clinique vétérinaire pendant près de 18 ans, alternant, dans une même journée, opérations animales et coupes chirurgicales littéraires.

Pour Robert Soulières, qui raconte avoir fondé sa maison le 16 août 1996, un vendredi, à 10 h 38, le début de l’aventure a été un saut dans le vide : « Le lundi, je me disais que je lancerais une maison nommée Gratte-ciel, le mardi, je voulais créer une collection chez Leméac, mercredi, je sollicitais mon ami Alain Stanké pour créer une section jeunesse… » Il attribue son ultime changement de fusil d’épaule à la chanson I Gotta Get Outta Here, d’Alice Cooper, qui s’est mise à jouer dans sa voiture le vendredi.

Robert Soulières lance : « Le nerf de la guerre, ça reste l’argent. » Heureusement, quelques coups de pouce peuvent redonner de l’élan. Yves Nadon, cofondateur avec France Leduc des éditions D’eux, se rappelle avoir appris que la maison remportait le prix d’Éditeur de l’année pour l’Amérique du Nord, remis par la Foire du livre pour enfants de Bologne, pendant qu’il était aux petites créances à Coaticook pour contester une contravention : « Ça faisait deux ans que la maison existait. On ne s’attendait pas à ça. France s’est levée, elle a dit au juge qu’on reconnaissait finalement notre culpabilité et on est partis célébrer ! »

Plus tôt cette année, la maison d’édition indépendante Monsieur Ed, de Valérie Picard, a reçu le même honneur à Bologne. Ça ne l’empêche pas de piger dans ses économies : « La maison vit d’elle-même, mais je ne me verse aucun salaire. » Comme toutes les autres maisons d’édition, son avenir dépend de son accession aux subventions, des demandes « extrêmement exigeantes à remplir ».

Au contraire de l’idée reçue qui veut que la précarité soit la mère de la créativité, Valérie Picard croit que cette aide financière lui permettrait une plus grande liberté créatrice : « C’est sûr que si un jour, je suis subventionnée, je vais pouvoir, une fois de temps en temps, oser une publication plus audacieuse, qui me fait vraiment triper, mais pour laquelle je ne sais pas s’il y a un marché ici. »

Des pas de géant

 

Le marché de la littérature jeunesse a pourtant fait des pas de géant depuis les années 1980. Fouillant sa mémoire, Robert Soulières se souvient « qu’en 1972, il y avait quelque chose comme cinq livres jeunesse de publiés. En 1980, il y en avait environ une trentaine ». Selon l’État des lieux du livre et des bibliothèques, publié en 2004 par l’Institut de la statistique du Québec, les parutions jeunesse ont augmenté de 22 % entre 1986 et 1994. Ça n’a pas ralenti depuis. En 2016, un livre vendu sur trois, au Québec, était un titre jeunesse. Et en 2021, on recensait la parution d’environ 1500 titres !

L’engouement ne fait aucun doute, mais est-ce que la qualité suit la quantité ? Yves Nadon est enthousiaste : « Pour les bonnes nouvelles dans l’histoire humaine, il faut se tourner vers la littérature jeunesse. Je trouve que les enfants sont chanceux. C’est l’âge d’or de la littérature jeunesse. »

Je reste agréablement surprise de voir les lignes éditoriales s’ouvrir, le visuel des livres se décoincer un peu… Je pense qu’il y aurait encore de la place à prendre pour oser davantage, mais je comprends qu’il faut aussi respecter le rythme d’ouverture des attentes du public.

Pour Sophane Beaudin-Quintin, directeur commercial aux Éditions Michel Quintin, la différence est particulièrement marquée du côté des illustrations. Il reconnaît même, non sans ironie, que la maison, depuis longtemps, met en avant les mêmes thèmes qu’aujourd’hui : « On a cherché un moyen de mettre à jour certaines collections, de voir comment on pourrait aborder les sujets autrement, mais finalement, on se rend compte que la menace qui guette les espèces animales, les enjeux climatiques, le rôle des humains dans tout ça… ce sont des sujets qui n’ont pas changé. »

Valérie Picard, dont la maison n’est vieille que de sept ans, reconnaît que le milieu a changé depuis son arrivée. Mais on n’a pas tout vu encore : « Je reste agréablement surprise de voir les lignes éditoriales s’ouvrir, le visuel des livres se décoincer un peu… Je pense qu’il y aurait encore de la place à prendre pour oser davantage, mais je comprends qu’il faut aussi respecter le rythme d’ouverture des attentes du public. On avance un pas à la fois. »

Un avenir plus inclusif

 

Présage d’un avenir fertile, les quatre intervenants partagent les mêmes préoccupations. Sophane Beaudin-Quintin souligne le soin qu’accorde la maison à valoriser les talents d’ici, mais il lui importe de faire appel aux gens de la diversité : « On peut garder cette fierté du talent de chez nous tout en incluant dans le projet des gens de la diversité culturelle, qui peuvent apporter un regard nouveau, avec leur bagage singulier. »

Certains sujets nouveaux feront leur chemin dans les livres, mais en littérature, tout repose dans la manière de faire, ce que confirme Robert Soulières : « On aborde tout désormais en littérature jeunesse. Sur le plan de la sexualité, de la diversité corporelle, de la diversité des genres, les troubles de l’alimentation, l’intimidation… On pourrait croire que tous les thèmes ont été exploités, alors ce qui compte, c’est vraiment la façon dont on en parle. »

C’est sur cet aspect que viennent les mises en garde. Valérie Picard souligne le caractère parfois didactique et moralisateur des livres jeunesse : « Il y a encore un peu cette tendance à faire des livres qui veulent enseigner des choses. Moi je me dis : est-ce qu’on peut s’amuser ? On peut toujours tirer des apprentissages des livres, mais il faut le faire avec une certaine liberté. »

Même son de cloche chez Yves Nadon : « Il me semble qu’on vit à une époque puritaine où il manque un peu d’espace pour la nuance. Ça m’agace quand on met des idées dans la tête des enfants. On devrait travailler dans l’ouverture et pas dans un entonnoir de pensée. »

Que nous réserve cet âge d’or de la littérature jeunesse ? Les mots font la file, enthousiastes, prêts à rejoindre l’avenir, et les illustrations, colorées, se dessinent dans l’horizon. À nous de les célébrer, de les nourrir de nos aspirations et de les faire battre dans le coeur de l’histoire.

Quatre titres jeunesse québécois marquants

Collection Ciné-faune, collectif, Éditions Michel Quintin, Montréal, 1989-2007

Les yeux noirs, texte de Gilles Tibo, illustré par Jean Bernèche, Soulières éditeur, Saint-Lambert, 1999, 48 pages

Tempête sur la savane, texte de Michaël Escoffier, illustré par Manon Gauthier, D’eux, Sherbrooke, 2016, 32 pages

L’incroyable histoire du chiffre 3, texte de Danielle Chaperon, illustré par Agathe Bray-Bourret, Monsieur Ed, Montréal, 2022, 72 pages



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