Serge Bouchard : l’héritage du Mammouth laineux

Serge Bouchard en juin 2009
Photo: Annik MH de Carufel archives Le Devoir Serge Bouchard en juin 2009

«Il faut être exigeant », déclarait Serge Bouchard en conclusion du Moineau sauvage, un documentaire consacré à sa vie réalisé dans le cadre de l’émission Les grands reportages, en 2021. Exigeant, l’anthropologue, écrivain et homme de radio l’a été jusqu’au bout des ongles. Envers lui-même, d’abord, astreignant sa pensée à demeurer en mouvement, son esprit à rester curieux, son regard, à s’émerveiller, et son écoute, à être active. Envers ses interlocuteurs et envers le public aussi, qu’il invitait à la sagesse, à la nuance, à l’ouverture et à l’introspection.

Son décès, en mai 2021, a créé une onde de choc à travers la province. Plus qu’un artiste ou un homme de science, le Québec perdait une voix ; celle de la raison, diront certains, l’une des rares à résister à la pulsion contemporaine de l’instantanéité, à refuser de se camper dans une position, à soupeser les soubresauts de sa conscience.

« L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité, écrit-il dans La prière de l’épinette noire, recueil paru à titre posthume réunissant de brefs éditoriaux lus à l’émission radiophonique de C’est fou, diffusée à ICI Première. Elle nous insuffle une sagesse morose, une mélancolie du long cours. C’est l’arbre sur lequel je m’appuie, là où je repose mon esprit, mon dos brisé, mes jambes mortes. L’arbre sous lequel je bois ma tasse de thé, résolu, fatigué, heureux devant le petit feu qui sent si bon. »

Pour plusieurs, Serge Bouchard faisait figure d’épinette noire, pavant la route du gros bon sens : un réconfort au sein du chaos, un phare résistant à la polarisation, un ange, perché sur l’épaule, pour murmurer la prudence, la patience, la perspective.

Jean-Philippe Pleau, son grand ami et coanimateur de l’émission, reçoit chaque semaine des messages d’auditeurs qui se demandent ce que l’anthropologue aurait pensé de tel ou tel sujet de société. Lui-même a l’impression d’être encore en constant dialogue avec lui. « Il demeure dans ma tête, comme un radar allumé qui relève les impensées. Dans mon bureau, il y a une illustration de Serge faite par un auditeur qui a parfaitement su saisir son regard. Quand je suis dans un cul-de-sac, je me retourne vers le cadre et je débloque. Il avait ce don de créer un lien tellement solide avec les gens, qu’il se maintient au-delà de la mort. »

Cette capacité à entrer en relation avec les autres et avec le monde est au coeur de son écriture, et constitue probablement l’un de ses plus grands et distincts legs littéraires. « J’ai envie de dire qu’il a fait un parcours parfait, dans sa rencontre de l’autre, indique le professeur de philosophie et chroniqueur Jérémie McEwen. Dans un de ses livres, il raconte une montée en canot vers le nord. Le visage boursouflé de piqûres de moustiques, il refuse de rebrousser chemin. Il voulait vivre la vraie expérience, rencontrer les gens et s’effacer devant leur réalité. Il l’a fait toute sa vie. Même dans la maladie chronique, même s’il ne pouvait plus marcher et qu’il souffrait, il disparaissait quand il commençait à parler à quelqu’un. »

De l’intime à l’universel

Il a fallu du temps avant que le milieu littéraire reconnaisse la valeur du travail d’écriture de Serge Bouchard, qui avait une façon unique de bâtir des ponts entre l’expérience individuelle et collective. Ses essais revêtaient, en plus d’une rigueur intellectuelle et d’une érudition marquée, les habits du conte, touchant à la fois la tête, le coeur et l’enfant en chacun de ses lecteurs.

« Je pense que si on voulait lui faire honneur, on devrait poursuivre cette bataille et ne jamais oublier que la qualité du sujet n’est rien sans la littérature, le travail de forme. Son talent à nous prouver que l’expérience intime n’est pas sans intérêt en regard du monde m’inspire continuellement », soutient l'autrice Catherine Voyer-Léger, qui a souvent collaboré à l’émission.

C’est donc à partir de sa rencontre avec ce qu’il y avait de plus petit, le particulier, l’individuel — qu’il soit humain, fleur, goutte d’eau ou objet — que Serge Bouchard appréhendait le monde, qu’il le racontait, le déconstruisait, le rêvait. « Une des choses importantes qu’il a réussi à transmettre, c’est cette idée toute simple que chaque personne a une histoire à raconter, et que chacune d’elles dit quelque chose du monde. On dit souvent d’une chose qu’elle est ordinaire en faisant référence à la banalité. Or, pour Serge, la vie, l’universel se trouvaient dans l’ordinaire », souligne Jean-Philippe Pleau.

Serge Bouchard donnait à l’effort immense qu’est l’écriture une portée universelle. Plus que ça, il écrivait pour que l’humanité soit meilleure, qu’elle se mette au monde.

Par exemple, cette chronique intitulée « Dans la peau de l’eau », dans laquelle le « mammouth laineux » se remémore une émission de radio où il avait adopté la perspective d’une goutte d’eau. « Des questions se posent, écrit-il. L’eau préfère-t-elle être chaude ou bien cherche-t-elle la noirceur des mers froides ? A-t-elle peur de chuter ? Et surtout, dans les pays de l’Antarctique, craint-elle de tomber sur un glacier, d’être retenue prisonnière, gelée pour des centaines de milliers d’années ? »

L’aventure de la pensée

Cette capacité à se mettre dans la peau de tout ce qui existe, il l’appelait « l’empathie sauvage d’un coeur à l’affût, remède absolu contre la négligence ». Contre l’indifférence aussi, certainement, et contre la peur. Il en faisait une porte d’entrée pour changer le monde. « Serge Bouchard donnait à l’effort immense qu’est l’écriture une portée universelle. Plus que ça, il écrivait pour que l’humanité soit meilleure, qu’elle se mette au monde », affirme Michel Biron, éditeur chez Boréal.

Pour ce faire, il montrait l’exemple, encourageant le mouvement continuel de sa pensée par une constante remise en question ; une attitude qui a défini l’entièreté de ses relations avec les peuples autochtones, qu’il a côtoyés et mis en lumière tout au long de sa vie. « Il a su faire la différence avant tout le monde entre l’appropriation et la rencontre. À la fin de sa vie, en entretien au micro de Franco Nuovo, il rappelait qu’il avait dû construire des ponts au début de sa carrière, alors que personne ne s’intéressait aux Premières Nations. Aujourd’hui, il reconnaissait qu’il ne lui restait plus qu’à se tasser du chemin et à laisser les principaux intéressés se raconter », précise Jérémie McEwen.

Ses positions ne faisaient pas toujours l’unanimité, surtout chez les plus jeunes générations. Chaque intervenant mentionne des moments où il a été en désaccord, mais où Serge Bouchard a pris le temps d’écouter, de laisser les idées faire leur chemin, de lui donner raison, parfois.

Le Québec l’avait érigé en sage, mais par son attitude, il s’est acharné à pointer lui-même vers sa propre déconstruction. « L’idée du grand sage est un idéal québécois qui nous a modelés comme peuple, qu’on pense à René Lévesque ou à Jean Lesage, par exemple. Serge Bouchard l’a incarné, et il était le premier à en reconnaître les dangers. Il savait que sa figure était réconfortante, mais il était contre la pensée unique, et se réjouissait de la diversité grandissante des penseurs et des penseuses. Son plus grand héritage, c’est de nous avoir montrés qu’il vaut la peine de faire l’aventure de sa propre pensée », conclut le philosophe.

Les mots de Serge Bouchard revivront dans le cadre du Cabaret de la mémoire vivante, un spectacle hommage à des voix littéraires québécoises marquantes qui nous ont quittés depuis peu, présenté au Salon du livre de Montréal. Mercredi 23 novembre, à 19 h 15, au Palais des congrès de Montréal.


Une version précédente de ce texte nommait Catherine Voyer-Léger comme Catherine Cormier-Larose. 

La prière de l’épinette noire

Serge Bouchard, Boréal, Montréal, 2022, 224 pages

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