Sur les traces de l’homme-soleil

Le romancier Miguel Bonnefoy s’empare du destin d’un petit professeur de mathématiques devenu, au milieu du XIXe siècle, l’inventeur du premier moteur solaire. Un homme capable de transformer la glace en feu, au coeur d’une époque « tout au charbon ». Rencontre.
Le romancier Miguel Bonnefoy s’empare du destin d’un petit professeur de mathématiques devenu, au milieu du XIXe siècle, l’inventeur du premier moteur solaire. Un homme capable de transformer la glace en feu, au coeur d’une époque « tout au charbon ».
Avec L’inventeur, son quatrième roman, l’écrivain tire de l’obscurité un scientifique idéaliste. Fidèle à sa manière inimitable, où chaque fois le conte flirte avec l’épopée, l’auteur du Voyage d’Octavio et de Sucre noir (Rivages, 2015 et 2017) redonne vie à Augustin Mouchot (1825-1912), un homme à la santé fragile qui voulait « creuser une mine dans le soleil ».
De Dijon à l’Algérie coloniale, de savantes démonstrations devant Napoléon III jusqu’au Paris de l’Exposition universelle de 1878, avec sa fougue et son imaginaire toujours un peu baroque, Miguel Bonnefoy nous entraîne sur les traces de cet homme à la santé fragile qui mourra à 87 ans au terme d’une lente et spectaculaire déchéance.
L’écrivain raconte avoir découvert par hasard l’existence de ce scientifique oublié en regardant, il y a quelques années, une série documentaire de vulgarisation sur l’astrophysique. « Tout à coup, comme ça, le présentateur évoquait un certain Augustin Mouchot, un homme qui serait parvenu à faire un morceau de glace avec la seule force du soleil », confie Miguel Bonnefoy, attrapé entre deux rencontres littéraires au Livre sur la Place de Nancy, le grand salon de la rentrée littéraire française.
« L’image m’a semblé si belle, poursuit-il, que je me suis intéressé un peu plus au personnage. Et je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien sur lui, pas un roman, pas un livre, seulement deux rues timides portant son nom ici et là. Lui qui avait été pourtant le pionnier de l’énergie solaire en France. »
Miguel Bonnefoy s’est dit qu’il tenait un roman dans le destin de ce personnage un peu froid qui décide de conquérir le soleil. « Il y avait un paradoxe très beau. Et là où il y a paradoxe, il y a roman », lance-t-il.
Une réalité qui dépasse la fiction
Avec Mouchot, le romancier tenait un personnage qui était à la fois timide, triste, austère, rigide et chétif, et qui essayait de « conquérir son opposé astral », la lumière, la chaleur, la grandeur. « Le monde et l’astre qui donne la vie, alors que lui semble toujours mort. » Par la suite, au long de recherches où il a tenté de reconstituer l’existence de ce scientifique oublié, il a pu s’apercevoir que sa vie était elle aussi pleine de contradictions, coincée entre des moments de gloire et d’apothéose et d’autres qui sont « abominables ».
« Et tout ça est vrai ! Je me disais : on ne va pas me croire, il va falloir que je mente dans le roman pour pouvoir être plus vraisemblable, parce que la réalité elle-même ne l’est pas. »
Le sujet est à des années-lumière des intérêts habituels de l’écrivain — les Caraïbes, l’héritage sud-américain —, qui incarne lui-même, d’une certaine façon, le « paradoxe initial » qui est au coeur de son livre. « Mais je trouve que ce personnage également a quelque chose de passionné, de persévérant, de tenace. Et il m’a semblé que, dans cette espèce de brusque désir de se lancer dans une entreprise désespérée, il y avait quelque chose de presque tropical. Même s’il est très Second Empire, très trois-pièces ciré avec un noeud papillon, il a quand même quelque chose de baroque, de rococo, à vouloir comme ça conquérir la lumière. »
Une vie qu’il nous raconte avec une tonalité de fable, au fil d’une narration télescopée, mais sans jamais faire l’impasse sur la dimension tragique de ce destin. Car l’histoire d’Augustin Mouchot est aussi celle d’un échec, rappelle Miguel Bonnefoy. Mouchot, c’est le double oubli. L’oubli pendant sa vie et, après sa mort, l’oubli par la postérité. Contrairement à un Tesla, par exemple, qui a fini par être réhabilité.
« En un sens, c’est aussi l’histoire d’une mauvaise rencontre avec le siècle. Il arrive à un moment où l’on découvre le moteur à explosion, où l’on trouve des gisements de charbon dans l’est de la France et où ont lieu les premières recherches sur le pétrole. »
Une oeuvre circulaire
Miguel Bonnefoy assure que L’inventeur, comme ses romans précédents, et comme d’autres encore qui sont à venir, s’inscrit au coeur d’une architecture narrative plus profonde et plus large. Constituée de galeries souterraines qu’il lance de livre en livre, et de « pierre d’attente ».
« J’ai, depuis mon premier roman, poursuit Miguel Bonnefoy, une sorte de grand ensemble dans ma tête, des différents livres qui se répondent les uns les autres, qui créent une circularité et ont des échos. Chaque livre est indépendant, mais j’aime cette idée de pouvoir lancer des fils, ici et là, pour les reprendre plus tard. » D’ailleurs, le personnage d’Augustin Mouchot apparaissait dans les dernières pages d’Héritage (2020), son roman précédent.
Né à Paris en 1986 d’une diplomate vénézuélienne et d’un romancier chilien, Miguel Bonnefoy a grandi au Venezuela et au Portugal. Si l’espagnol est sa langue maternelle, il a fait tout son parcours scolaire dans le réseau français et a fait le choix d’écrire dans la langue de Molière.
Ce qui peut expliquer le rapport singulier au langage qu’entretient le romancier, lui dont l’écriture est toujours précise et pétillante, compacte et rigoureuse. « Ce ne sont pas des livres longs, bien que la phrase semble pulpeuse. Et c’est vraiment dans cet équilibre que je me sens bien », dit-il.
Un côté délicieusement givré, sud-américain, marqué notamment par le goût de certains adjectifs, où l’on sent bien l’influence d’un certain Gabriel García Márquez.
« C’est comme les transfuges religieux, reconnaît Miguel Bonnefoy. Quelqu’un qui n’est pas né dans une religion finit par être plus religieux que les religieux, à connaître mieux les litanies et les rituels, à tout savoir de l’histoire et de la théologie. » Pour lui, c’est la même chose en ce qui concerne la langue. Ceux qui arrivent à une langue par une autre porte, qui n’est pas celle de la naissance, finissent par être plus intransigeants avec la langue, à la travailler davantage. À se dire également qu’ils n’ont pas droit à l’erreur.
« Un peu comme des transfuges de classe, vous voyez, ajoute Miguel Bonnefoy. Je me souviens d’un ami qui m’avait dit un jour cette belle phrase : “je ne suis pas assez riche pour être mal habillé”. Et dans un certain sens, moi, je ne suis peut-être pas assez français pour dire des gros mots… »