Souvenirs de la Petite Italie avec Nicolas Dickner

Il y a eu Jean-Paul Sartre et le Café de Flore ; Émile Zola et le quartier de l’Opéra ; Stephen King et Castle Rock ; ou encore Anne Hébert et Kamouraska. De tout temps, les grands écrivains ont été associés à des espaces, à des quartiers et à des paysages qui ont marqué leurs oeuvres. Dans cette série estivale, Le Devoir visite, en compagnie de quatre auteurs québécois, les lieux qui les ont inspirés.
Ce n’est pas la première fois que Nicolas Dickner offre une entrevue au marché Jean-Talon, à Montréal. La parution de son premier roman, en 2006, a entraîné un véritable raz-de-marée, ou du moins autant de vagues que peut créer un phénomène littéraire au Québec. Nikolski a valu à son auteur un Prix des libraires, un Prix littéraire des collégiens et un prix Anne-Hébert.
Près de 15 ans après sa parution, il se vend encore à quelques centaines d’exemplaires par année, en plus d’être étudié dans plusieurs établissements scolaires de la province. « On l’appelle la bête qui ne veut pas crever », lance l’auteur avec un rire ironique.
Nikolski raconte l’histoire de Noah, de Joyce et d’un narrateur non identifié, trois jeunes à l’aube de la vingtaine qui quittent leur lieu de naissance pour entamer une longue migration vers Montréal. À leur arrivée, ils se retrouvent tous sans le savoir dans la Petite Italie, à partir de laquelle ils rêvent, voyagent, aiment et tentent de prendre leur vie en main. Leurs destins s’entrecroisent ensuite dans un rendu impressionniste absolument jouissif, peuplé d’archéologues vidangeurs, de flibustières légendaires, de scaphandriers analphabètes, de nomades disparus dans la nature, de réflexions sur l’américanité et le consumérisme, et d’un compas qui ne pointe jamais le nord.
Lorsque Nicolas Dickner s’installe dans la Petite Italie à son arrivée à Montréal dans les années 1990, il aperçoit les toits du marché Jean-Talon depuis la fenêtre de sa douche. Dans la rue flottent les effluves de la poissonnerie Shamrock et de la pâte à pizza de Jo et Basile, aujourd’hui remplacé par un restaurant végétalien. « C’étaient les meilleures saucisses italiennes en ville ! » s’exclame le romancier.
Embourgeoisement
Les choses ont bien changé depuis que l’écrivain a donné vie au quartier dans les pages de son roman. Les jeunes familles et les travailleurs plus nantis ont adopté le quartier, entraînant avec eux une importante hausse des prix. Les commerces se sont modernisés, embourgeoisés, conformés aux dernières tendances.
C’est assez rare, cet enthousiasme [pour le côté multiculturel du coin]. Lorsqu’on parle de cohabitation culturelle ou ethnique à Montréal, c’est souvent péjoratif.
Disparus, les tas de détritus, « les boîtes de fruits comprimées et ligotées en cubes juteux, cartons et pelures pêle-mêle », « les strates multicolores de fanes, de feuilles, de trognons, de mangues, de raisins, d’ananas, entrecoupées de mots fragmentaires : Orange Florida Louisiana Nashville Pineapple Yams Mexico Avocado Manzanas Juicy Best of California Farm Fresh Product Category No. 1 Product of USA. », éparpillés un peu partout, qui donnaient au marché Jean-Talon un côté un peu plus brut, et qui ont permis au romancier d’entamer une réflexion sur le rapport des déchets avec l’histoire, l’identité et l’économie.
« À l’époque, il y avait un Sami fruits, se souvient Nicolas Dickner. Ils ne balayaient pas le plancher en carrelage. Ils avaient des racloirs et poussaient l’eau vers les coins. Il y avait des trucs qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs : 56 000 sortes de racines, des goyaves superbes. On se sentait ailleurs. »
Un effort d’intégration
Le vivre-ensemble et la mixité sociale sont d’ailleurs des aspects qui ont séduit l’auteur lors de son arrivée dans le quartier, et qui lui ont permis d’enrichir son univers et ses personnages. « Il y avait un barbier au coin de Saint-Zotique. Une pancarte, affichée sur sa porte, indiquait : “Nous parlons français, anglais, espagnol, italien et arabe.” Lorsque je lui ai demandé comment il en était venu à parler autant de langues, il m’a dit que c’était grâce aux gens du quartier et aux clients du marché. »
Tout le monde, des résidents aux touristes, encensait le côté multiculturel du coin. « C’est assez rare, cet enthousiasme. Lorsqu’on parle de cohabitation culturelle ou ethnique à Montréal, c’est souvent péjoratif. Ah ! Les problèmes dans Côte-des-Neiges, les fusillades dans Montréal-Nord, la pauvreté dans Saint-Michel. Or, quand on parle du marché, qui constitue aussi un exercice d’intégration, les gens trouvent ça génial. Il y avait là un contre-discours qui m’inspirait. »
Ouvrir ses oeillères
En marchant dans la rue Dante, vers la statue de l’écrivain du même nom, Nicolas Dickner laisse entrevoir le grand sens de l’observation et l’érudition qui font de lui l’un des plus grands auteurs du Québec. Régulièrement, il s’interrompt pour observer un piège à insectes, détailler un graffiti, humer un bouquet de menthe poivrée ou raconter une anecdote sur le financement de certains monuments par le régime de Mussolini.

Devant l’église Notre-Dame-de-la-Défense, il s’arrête net. Il montre du doigt un petit boîtier de céramique qui évoque un champignon, dont la courbe épouse la forme d’un vieux poteau électrique sur le point d’être remplacé. « Ça, c’est extraordinaire. C’est un des “fruits de poteau” de l’artiste Louis-Philippe Ogé. Il en a placé un peu partout dans le quartier dans les années 1990, environ 200, tous de couleur différente. Dessous, il y a une espèce de slogan sériel, un jeu de mots avec un pays, un légume ou un fruit. » Soudain, il ouvre grand les yeux. « Ils vont l’enlever. Ils n’ont pas le choix s’ils remplacent le poteau. Je dois absolument trouver un moyen de le récupérer. »
Cette idée, que l’on traverse souvent les lieux sans les voir, en occultant les détails, sans chercher à emprunter un chemin ou un point de vue différent, est au coeur de Nikolski. C’est en lisant le chapitre de Moby Dick sur les corridors migratoires des baleines que Nicolas Dickner a eu l’idée de démontrer, par un roman, que les humains sont tout aussi prévisibles.
« Lorsque je suis allé au Guatemala, après la guerre civile, tous les touristes débarquaient et se rendaient aux mêmes endroits. C’était impossible de monter sur le toit d’un bus et de ne pas croiser quelqu’un que tu connaissais, comme si tout le monde suivait les mêmes trajectoires invisibles à l’oeil nu. C’est la même chose à Montréal. On circule tous avec une géographie qui nous est propre. Le monde est grand, mais les chemins qu’on emprunte, qui reflètent nos expériences personnelles et la sous-culture dans laquelle on vit, ça, c’est petit. Parfois, il suffit de prendre à gauche plutôt qu’à droite pour changer notre perspective, et découvrir un tout autre monde. »