Le sable de la révolution

Juillet 2022. Je m’en vais à la plage. Ça peut sembler anodin, mais pour moi qui tremble en ce moment, c’est autre chose.
Aux côtés de mon copain, des sueurs froides coulent dans mon dos. Je mords l’intérieur de ma lèvre inférieure. Ça laisse un goût métallique dans ma bouche. Je porte un pantalon ample noir et un maillot une pièce que j’ai acheté dans un élan d’enthousiasme. Au loin, la rumeur des gens qui s’amusent. Dans quelques minutes, il me faudra enlever mon pantalon pour me baigner. Comme j’envie l’aisance de mon copain qui ne se pose pas les questions que je me pose. Je sais qu’un corps comme le mien peut susciter des questionnements. Des dizaines de regards vont m’examiner. J’ai beau essayer la technique du « tucking » (qui consiste à aplanir la protubérance de mon sexe, une pratique souvent pratiquée par les femmes trans ou les hommes cisgenres qui font des spectacles de drag queens) malheureusement cette méthode ne se passe jamais sans douleur pour moi.
Dans quelques minutes, pour la première fois de ma vie, je vais me baigner avec la protubérance de mon sexe apparente à travers mon maillot. Je me suis mise volontairement au défi. Je n’entends ni les oiseaux ni le rire des enfants qui se pourchassent. Mon coeur bat à tout rompre. J’ai envie de rebrousser chemin, de détaler comme la gazelle pourchassée par le lion. Bien que dans ma vie des regards remplis de douceur se sont posés sur moi, aujourd’hui, je pense à ceux remplis de haine qui se sont imprimés pour des années et qui me rendent hypervigilante en ce moment. Comme j’aimerais que le fait d’avoir trente-deux ans me permette d’abaisser les paupières sur ces yeux enflammés qui m’ont tant brûlée.
Mon copain, constatant que je suis figée sur la plage, s’avance près de moi et prend ma main. « Did you ever think that if people look at you, maybe it’s because they find you beautiful ? » Je retrouve aussitôt mes sens, émue de n’avoir jamais pensé ainsi.
Personne ne sait qu’aujourd’hui une femme trans plonge dans l’eau en même temps que dans sa nouvelle vie. Une vie loin de la honte.
Personne ne sait que, plus tôt, cette femme a dû s’étendre de force sur le sol de son salon à attendre que le camion de l’angoisse ait terminé de lui rouler dessus. Dans la panique, elle a réussi à dire « Je ne peux pas tomber plus bas, le plancher me soutient. » À travers ses larmes, elle a réussi à trouver un sourire de compassion pour elle, à ouvrir la porte et rejoindre son copain.
Oui, une femme trans nage aux côtés d’une personne qui l’aime pour qui elle est. Et nous en verrons de plus en plus puisque chaque corps est un corps digne d’être sur une plage et que ceci ne devrait jamais être questionnable. Plus on verra de corps variés, plus on constatera la beauté dans cette diversité.
Je ne suis pas à l’abri des moments où je vais rebrousser chemin, mais je dois me rappeler que la plage ne se sauvera pas, qu’elle m’attend dans toute la blondeur de son sable.
C’est la semaine de la Fierté à Montréal, et c’est une occasion parfaite pour se rappeler, en plein coeur de cet été, que lorsque l’on voit une personne trans sur une plage, nous devons nous dire qu’elle a probablement passé tout un matin, voire une semaine, à redouter cette journée, remettant en question son droit à avoir une part de soleil elle aussi.
Les droits des personnes 2SLGBTQIA+ sont malheureusement fragiles, menacés dans plusieurs pays ; nos identités sont sans cesse remises en question. C’est un samedi comme le soleil sait si bien en faire. C’est aussi parfait pour se rappeler qu’une personne trans qui plonge ses pieds dans le sable est un acte de révolution en soi.