Marguerite ou tous les champs des possibles

Les chiens ont occupé une grande place dans la vie de l’écrivaine.
Photo: Archives Le Devoir Les chiens ont occupé une grande place dans la vie de l’écrivaine.

Marguerite Yourcenar était féministe, mais jamais vous ne l’auriez vue brûler un soutien-gorge dans une manifestation. Elle fut la première femme admise à l’Académie française grâce aux efforts de Jean d’Ormesson, mais n’y a pour ainsi dire jamais remis les pieds après son discours de réception. Si on oublie qu’elle est d’origine belge, c’est qu’elle était d’abord citoyenne du monde. Et que dire de ses préoccupations écologistes, qu’elle partageait autrefois avec quelques hippies… et plusieurs scientifiques qui sonnaient déjà l’alarme sur la dégradation de notre planète.

Sa vie et son oeuvre donneront bientôt matière à un opéra, un livret écrit à quatre mains, celles de Marie-Claire Blais et d’Hélène Dorion, sur une musique signée Éric Champagne.

Yourcenar. Une île de passionsprésentera plusieurs passions de l’écrivaine, dont deux très importantes. Elles ont pour nom Grace Frick, d’abord sa traductrice, puis rapidement sa conjointe, mais aussi la gardienne de son oeuvre, et plus tard Jerry Wilson, son amant des dernières années, qui succombera du sida en 1986, alors impitoyable.

Photo: Agence France-Presse Elle fut la première femme admise à l’Académie française, mais n’y a pour ainsi dire jamais remis les pieds après son discours de réception, en janvier 1981.

Cette trajectoire amoureuse, des années 1930 aux années 1980, prouve à elle seule l’immense goût de liberté de cette femme, d’abord insufflé par son père, éternel nomade, veuf riche et joyeux après le décès de la mère de Marguerite peu de temps après la naissance de cette dernière, et qui ne fut pas du tout offusqué par le premier roman de sa fille, Alexis ou le Traité du vain combat, qui aborde la question de l’homosexualité masculine en 1929.

Or, n’entre pas qui veut dans son oeuvre foisonnante, qui passe de la poésie au théâtre et de l’essai à la traduction (Virginia Woolf, Henry James). Celle qui étudia le latin et le grec et qui apprit l’anglais à Londres affichait un savoir sans égal. Il suffit de lire Mémoires d’Hadrien (1951) et L’oeuvre au noir (1968) pour constater le grand art de Yourcenar, deux romans importants, notamment dans la manière de reconstituer la pensée de grandes figures du passé.

Repenser l’histoire

Jean-François Chassay et Robert Lalonde se souviennent parfaitement de leur premier contact avec Marguerite Yourcenar. « J’ai essayé de la lire à 20 ans, mais on ne peut pas à cet âge », soutient le premier, écrivain et professeur de littérature à l’UQAM. « En 1971, pendant une croisière lors d’un voyage en Grèce, j’ai jeté L’oeuvre au noir par-dessus bord tellement je trouvais ça tordu et compliqué ! » se rappelle le second, auteur de plusieurs romans et comédien. Quelques années plus tard, la deuxième tentative fut pour eux la bonne.

Toute oeuvre littéraire est faite d’un mélange de vision, de souvenirs d’actes, de notions d’information reçues au cours d’une vie par la parole ou par les livres, et de raclures de votre existence à vous

 

Dans Si la science m’était contée. Des savants en littérature (Éditions du Seuil, 2009), Jean-François Chassay est revenu à Yourcenar, consacrant un chapitre à Giordano Bruno, scientifique et philosophe de la Renaissance qui aurait inspiré le personnage deZénon, l’alchimiste au coeur de L’oeuvre au noir. « Zénon, c’est tout de même un collage de différents penseurs de la Renaissance, de Léonard de Vinci à Tommaso Campanella, précise Chassay, et ce livre de même que Mémoires d’Hadrien ne sont pas des romans historiques, mais des fictions à partir de l’Histoire — ce n’est pas la même chose. Yourcenar part des potentialités de l’Histoire pour essayer de la penser. » Même si elle offre un point de vue purement subjectif, celui-ci est toujours soutenu par une imposante documentation, et bien sûr une grande culture.

Un constat auquel adhère Robert Lalonde, mais cette analyse ne fut pas toujours partagée du vivant de Marguerite Yourcenar. « Au début de sa carrière, on l’a qualifiée d’écrivaine au style académique qui écrit des romans historiques. C’était déjà un premier malentendu, alors qu’elle se servait par exemple de l’empereur Hadrien pour dire toutes sortes de choses sur la vie », affirme avec admiration l’auteur de C’est le coeur qui meurt en dernier. Et comme tout bon écrivain, elle savait puiser dans son imaginaire tout en s’inspirant du réel, reconnaissant par exemple qu’une rencontre fortuite au Québec lors d’une tournée de conférences en 1957 lui avait en partie inspiré Un homme obscur (1981).

Photo: Charles Platiau Agence France-Presse Bernard Pivot, animateur d’«Apostrophes», s’entretient avec la romancière devant sa maison dans l’État du Maine, le 7 décembre 1979.

Cet aveu, Robert Lalonde s’en est servi à son tour dans Un jardin entouré de murailles (Boréal, 2002), relatant ce périple où Marguerite et Grace découvrent le Québec de la Grande Noirceur, mais révélant aussi les zones d’ombre de leur couple. Entre éléments biographiques et libertés littéraires, l’auteur renouait ainsi avec celle qu’il croit avoir déjà croisée jadis. « C’est une impression, mais les dates concordent : mon cousin et moi vendions de la limonade près du chemin de fer en direction d’Ottawa, et je me souviens qu’une dame française accompagnée d’une Américaine nous a acheté un verre sur le quai. Ça m’avait beaucoup impressionné. »

Une grande simplicité

 

Il n’est pas le seul à qui Marguerite Yourcenar fit forte impression. En 1975, dans le cadre de l’émission Femme d’aujourd’hui diffusée à la télévision de Radio-Canada, la comédienne Françoise Faucher menait alors de grandes entrevues, et c’est au hasard d’un article dans le magazine L’Express au moment de la sortie de Souvenirs pieux (1974) qu’elle découvre qu’une figure mondiale de la littérature habite « à deux pas de chez nous », plus précisément à l’île des Monts Déserts, dans l’État du Maine. Cet entretien compte parmi les grands moments de sa vie, puisqu’il fut aussi le début d’une amitié qui s’est poursuivie jusqu’à la mort de l’autrice, en 1987, la comédienne ayant eu le privilège de séjourner à Petite Plaisance, la mythique demeure de Yourcenar. « La pire nuit de ma vie, lance en rigolant Françoise Faucher. Je n’ai pas fermé l’oeil tant j’étais énervée de dormir dans cette maison adorable, dans cette chambre tapissée de tableaux de Marie Laurencin, et avec Marguerite dans la pièce d’à côté ! »

Ce lieu reflétait les valeurs et les manies de l’autrice de Feux (« une série de portraits de femmes d’une profondeur extraordinaire », selon Faucher), entouré d’un jardin magnifique, mais ne brillant pas nécessairement par son caractère fonctionnel. On dit même que Yourcenar refusait la présence d’un réfrigérateur dans la cuisine, pour des raisons esthétiques, absence confirmée par la comédienne. « Aucune Québécoise n’aurait voulu de cette cuisine ! Mais cette femme était d’une grande simplicité : elle faisait son pain, cherchait toujours à être en contact avec la nature, ce qui en a fait une écologiste avant l’heure. D’ailleurs, sur ce sujet, elle avait tout compris, a tout vu venir, et peut encore tout nous dire. »

L’opéra Yourcenar. Une île de passions la ramène dans l’actualité, au grand bonheur de Françoise Faucher, présente lors de sa dernière grande conférence prononcée à Québec en septembre 1987, justement sur la question écologique. Mais on ne peut réduire son oeuvre à sa défense de l’eau, de la terre et des animaux. « Ses mémoires offrent une très belle lecture du XXe siècle, souligne Jean-François Chassay. En même temps, lorsqu’elle plonge dans un passé lointain, elle peut le rendre très actuel. L’oeuvre au noir, elle y pensait depuis les années 1950, constatant ce qui se passait en Algérie, à Suez et en Hongrie : elle voyait des frontières partout, comme Zénon devant celles entre les catholiques et les protestants, et aucune différence fondamentale entre tous ces murs que l’on érigeait entre les individus. »

Au-delà de son côté visionnaire, de sa plume exceptionnelle et de son érudition hors du commun, plusieurs s’entendent pour dire que Marguerite Yourcenar représentait à elle seule un idéal de liberté. Avec son lot d’exigences pour l’entourage…

« Jean d’Ormesson, qui avait bataillé fort en sa faveur, aurait espéré plus de reconnaissance lors de son entrée à l’Académie française, affirme Françoise Faucher, car tout ce qu’elle a trouvé à dire, c’est qu’il était charmant ! » Robert Lalonde confirme ce trait de caractère. « Le portrait que j’en fais dans Un jardin entouré de murailles n’était pas si éloigné de ce qu’elle était, selon certains. Elle avait un côté provocateur et impitoyable, mais encourageait aussi de jeunes écrivains à n’écouter personne d’autre que leur propre voix. Un peu toujours dans son oeuvre même lorsqu’elle était dans la réalité, elle avait autant de difficultés avec l’Empire romain qu’avec un escalier roulant, selon Grace Frick. » Encore aujourd’hui, cela représente une immense chance, autant pour nous que pour la littérature.

En quelques dates

1903 Naissance à Bruxelles de Marguerite Cleenewerck de Crayencour (devenue Yourcenar, anagramme de son nom de famille, à une lettre près)

1929 Parution de son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat

1937 Elle rencontre à Paris l’Américaine Grace Frick, qui deviendra sa traductrice et sa conjointe

1949 Elle s’installe définitivement aux États-Unis

1951 Parution de Mémoires d’Hadrien

1968 Parution de L’oeuvre au noir

1974 Parution de Souvenirs pieux, premier tome de ses mémoires, suivi d’Archives du Nord (1977) et de Quoi ? L’éternité (1988, à titre posthume)

1979 Décès de Grace Frick

1980 Marguerite Yourcenar devient la première femme élue membre de l’Académie française

1987 Décès à l’île des Monts Déserts, dans l’État du Maine

Yourcenar. Une île de passions

Marie-Claire Blais et Hélène Dorion, Éditions de l’Homme, Montréal, 2022, 160 pages



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