«Jack»: seuls au monde

Faisant fi de la chronologie, au risque de perdre le lecteur en chemin, Marilynne Robinson épouse les méandres de la pensée d’un homme pétri de honte.
Photo: Alex Sloth Magnum Photos Faisant fi de la chronologie, au risque de perdre le lecteur en chemin, Marilynne Robinson épouse les méandres de la pensée d’un homme pétri de honte.

Jack Baughton et Della Miles ont tous deux un père pasteur, mais rien ne les prédestinait à se rencontrer à Saint-Louis, Missouri. Natif de Gilead, Iowa, il a quitté l’université, est sans emploi, parfois sans domicile fixe, boit, ment, vole et a fait de la prison. Née à Memphis, Tennessee, elle enseigne l’anglais au secondaire, vit en colocation avec une collègue et on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Tous deux s’aiment, mais leur union est interdite, car dans l’Amérique de l’après-guerre, un Blanc n’a pas le droit de prendre une Noire pour épouse.

« Je n’ai jamais vu un homme blanc tirer aussi peu de bénéfices du fait d’être un homme blanc », lui dira Della. « Une femme qui a autant d’opportunités qu’elle a également des obligations importantes », dira d’elle Hutchins, pasteur noir en qui Jack, fils prodigue, cherche un père de substitution.

En 2020, à la sortie de la version originale de Jack , Sarah Perry, critique du Guardian, avait qualifié ce quatrième tome du cycle entamé avec Gilead, lequel avait valu à Marilynne Robinson le Pullitzer en 2005, de « romance calviniste ». Quiconque s’intéresse peu ou prou à la religion aurait toutes les raisons de laisser Jack prendre la poussière sur l’étagère. Or, il risquerait de passer à côté d’un personnage évoquant — le meurtre en moins — le tourmenté Raskolnikov de Crimes et châtiments.

Il lui faudra s’armer de patience pour aller à sa rencontre, ou renouer avec lui, dans cette sorte d’antépisode des livres Gilead, Chez nous et Lila (Actes Sud, 2007, 2009 et 2015), car Jack est peu aimable, pour ne pas dire exaspérant, et les longues et denses discussions qu’il a avec Della — loin des regards indiscrets — se révèlent souvent assommantes… malgré les riches réflexions sur la condition humaine qu’elles véhiculent. S’ils aiment échanger sur la poésie, notamment sur Milton et son Paradis perdu, les amants maudits parlent surtout de Dieu et citent les Saintes Écritures.

Méthodiste, Della rejette la croyance calviniste de la prédestination, doctrine voulant que Dieu ait décidé que les uns étaient destinés à la béatitude et les autres à la damnation, peu importe leurs actions. Presbytérien, Jack y croit dur comme fer, allant jusqu’à saboter tout ce qu’il entreprend afin de prouver qu’il est condamné à l’échec. Et par le fait même, à faire honte à son père, à son frère Teddy, qui lui envoie de l’argent, et à ses soeurs : « Faith, Hope, Grace, Glory [foi, espoir, grâce, gloire], les noms de ses soeurs si simples et si gentilles, telle une échelle menant vers l’accomplissement spirituel. » Et à faire tomber avec lui la femme qu’il aime.

Faisant fi de la chronologie, au risque de perdre le lecteur en chemin, Marilynne Robinson épouse les méandres de la pensée d’un homme pétri de honte, hanté par son passé, obsédé par une femme décrite comme la douceur incarnée malgré la rage qui l’habite. En résulte un portrait aux accents dostoïevskiens d’une âme en perdition dans une Amérique à l’aube du mouvement des droits civiques.

Jack

★★★ 1/2

Marilynne Robinson, traduit de l’anglais par Simon Baril, Actes Sud, Paris, 2022, 306 pages

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