Identités volées, peuples brimés

Le terme « Autochtone » est devenu au fil des années un concept fourre-tout, dans lequel certains n’hésitent pas à entretenir un véritable fonds de commerce. Combien sont-ils à s’inventer des racines métisses anichinabées, abénaquises ou micmaques afin de profiter de subventions ou d’accéder à des postes qui ne leur sont pourtant pas réservés ? Une pléthore, si l’on en croit l’essai du professeur Darryl Leroux, Ascendance détournée. Quand les Blancs revendiquent une identité autochtone, qui s’intéresse à la question depuis plusieurs années.
D’abord paru en anglais en 2019 sous le titre Distorted Descent: White Claims to Indigenous Identity, le livre traduit à quatre mains par Darryl Leroux et Aurélie Lacassagne tombe à point nommé. Les cas d’usurpation d’identité autochtone sont en plein essor, et les enquêtes des médias qui mettent régulièrement en lumière des cas d’appropriation culturelle ne sont que la pointe de l’iceberg, mentionne l’auteur d’origine franco-ontarienne.
« Quand une personne va jusqu’à changer sa propre identité, c’est généralement pour avoir quelque chose derrière qui peut être de l’ordre pécuniaire ou pour avoir accès à un certain capital social ou culturel », explique le professeur au Département de justice sociale et d’études communautaires de l’Université Saint-Mary’s à Halifax, en Nouvelle-Écosse.
Le phénomène est en croissance depuis l’arrêt Powley de 2003, qui a énoncé une série de critères pour qu’une personne soit reconnue comme métisse. Une décision de la Cour suprême qui, selon l’auteur, a élargi la définition même de l’identité autochtone, ce qui a permis à des populations blanches de revendiquer des droits autochtones.
« Entre 2001 et 2016, le nombre d’individus s’identifiant comme métis au Québec a plus que quadruplé, passant de 15 850 à 69 360 », indique l’auteur.
Du jamais vu
Le phénomène ne touche pas seulement le Québec, mais l’ensemble de l’est du Canada. De l’Ontario au Nouveau-Brunswick, 300 000 franco-descendants se sont définis comme Autochtones. « C’est du jamais vu ! Le problème, c’est quand ces personnes se rassemblent en groupes organisés pour revendiquer des droits au détriment même des peuples autochtones déjà présents sur le territoire. »
Depuis une vingtaine d’années, les Blancs qui se redéfinissent comme métis sans reconnaissance officielle, en particulier chez les descendants d’origine française au Québec, où il existe un réel engouement pour la recherche généalogique, « se servent d’une seule ancêtre née au XVIIe siècle pour revendiquer une identité autochtone ténue, et ce, sans lien apparent avec une communauté autochtone traditionnelle », explique Darryl Leroux.
Ce phénomène, que l’auteur surnomme dans son essai « auto-autochtonisation », puise ses origines dans divers récits, pour la plupart construits de bout en bout ou fantasmés. Ce « révisionnisme » a longtemps aidé à brouiller les pistes. Darryl Leroux rejette par exemple la croyance populaire qui veut que les Québécois soient le fruit d’un métissage entre les Premiers Peuples et les colons de la Nouvelle-France. Il se fie à divers travaux antérieurs, comme ceux de l’historienne Dominique Deslandres, qui a qualifié de « chimère du métissage » la théorie d’une identité franco-autochtone véhiculée dans l’historiographie.
Métis et métis
Dans son essai, Darryl Leroux fait d’ailleurs la distinction entre les revendications des supposés métis de l’Est et les Métis de l’Ouest canadien (avec un M majuscule), qui sont considérés comme l’un des trois peuples autochtones reconnus officiellement par les autorités fédérales au même titre que les Premières Nations et les Inuits.
« Les Métis des Prairies rejettent d’ailleurs le fait que leur identité soit basée sur un lien génétique ou sur un imaginaire du sang, soutient Darryl Leroux. Ils ont développé leurs propres traditions, issues de liens culturels et linguistiques étroits avec les Cris, les Assiniboines, et les Saulteaux. »
« C’est sans aucun rapport avec ce qui se passe présentement dans l’est du Canada, où il s’agit d’individus se disant métissés par un ancêtre ayant vécu dans les années 1600 et qui tentent de réécrire l’histoire pour affirmer qu’il y avait dans cette partie du pays un peuple distinct. Ce qui n’est pas vrai », poursuit-il.
Au fil des chapitres, l’auteur énumère les différentes démarches d’individus qui se construisent une identité « métisse » et décortique les forums de généalogie en ligne afin de mettre au jour le processus d’auto-autochtonisation, généralement basé sur un ancêtre lointain, à plus de dix générations d’écart. « Il y a beaucoup plus dans l’identité autochtone que les traces d’un ancêtre reculé », note-t-il.
Une logique raciste et coloniale
Évidemment, le procédé n’est pas nouveau. Le pays a souvent connu ici et là des personnages se faisant passer pour des Autochtones. Déjà à l’orée du XIXe siècle, le Britannique Archibald Belaney, alias Grey Owl (« Hibou gris »), se tartinait de la peinture sur le visage pour s’inventer des aïeuls ojibwés.
Mais selon Darryl Leroux, la situation actuelle est d’une autre ampleur et vient affaiblir les luttes des Premières Nations dans cette partie du Canada, en particulier ce qui a trait aux revendications territoriales. « C’est tout un mouvement qui s’organise pour littéralement s’emparer des terres ancestrales et de l’identité des Autochtones, et qui se base sur des principes identitaires découlant d’une logique raciste et coloniale », souligne-t-il.
Jusqu’à présent, les procédures judiciaires entamées par des organismes autoproclamés métis (plus de 25 organismes depuis 2003 rien qu’au Québec) ou par des individus ont toutes échoué, mais jusqu’à quand ? s’interroge l’auteur. « Il reste que ce mouvement social et politique pose une véritable menace pour l’autodétermination des peuples autochtones. »