Être ou ne pas être autochtone

Durant toute sa jeunesse, Daphnée Poirier a traversé la réserve abénaquise d’Odanak sans s’arrêter, tout simplement parce que c’était un passage obligé pour se rendre chez elle, à Notre-Dame-de-Pierreville, dans la maison de ses grands-parents.
Était-ce sous la pression d’un grand-père maternel peu désireux de dévoiler l’identité autochtone de son épouse que toute cette partie de l’héritage familial de l’autrice a été gommée ? Reste qu’à la mort de ce grand-père, l’oncle de Daphnée Poirier obtient sa carte d’Indien inscrit, et sa mère, une carte d’autodéclaration métisse. La grand-mère de Daphnée Poirier lui disait d’ailleurs qu’elle avait des demi-frères et des demi-soeurs vivant dans la réserve.
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C’est au regard de ces événements que Daphnée Poirier signe son essai Pourquoi je ne suis pas une Indienne, qui paraît chez Écosociété. Ce qu’elle y démontre, c’est qu’il ne suffit pas pour elle de prouver qu’elle a du « sang » autochtone (Daphnée Poirier utilise délibérément le mot indien, comme dans la Loi sur les Indiens) pour en revendiquer le statut. Il faut connaître cette culture et s’en imprégner. Et ce processus identitaire n’est pas instantané.
« Un statut ne peut pas redonner tout ce qu’une culture peut offrir », dit-elle en entrevue, de Sutton, où elle vit. Au moment où le fait que de nombreuses personnalités se réclament du statut d’Indien est remis en question — de la cinéaste Michelle Latimer à l’artiste Sylvain Rivard en passant la professeure Alexandra Lorange et la conseillère municipale Marie-Josée Parent —, le processus d’identification aux Premières Nations est délicat. « Nous sommes projetés tout à coup dans un climat de méfiance, où l’usurpation identitaire est une menace constante », écrit-elle.
« Il y a beaucoup de dissensions à ce sujet au sein même des Premières Nations », dit-elle encore, relevant le pouvoir du conseil de bande, cette autorité « contestée », qui est une création de la Loi sur les Indiens.
Appartenir à une communauté
Or, Daphnée Poirier l’établit clairement, pour revendiquer une identité autochtone, il faut non seulement une généalogie indienne, mais aussi l’appartenance à une communauté.
« Par-delà l’argumentaire de l’autodéclaration identitaire, il faudrait également que la communauté à laquelle je prétends appartenir reconnaisse que j’en fais partie. Comment être reconnue, alors que cette communauté ne me connaît pas ? Qui suis-je pour débarquer là et dire : “Coucou, c’est moi. Je suis l’une des vôtres !” » écrit-elle.
Plutôt que dans la réserve abénaquise d’Odanak, dont serait issu son arrière-grand-père maternel, Daphnée Poirier cherche dans son rapport au territoire, en particulier à Sutton, dans les Cantons-de-l’Est, où elle habite depuis 14 ans, les traces de son autochtonie perdue. Elle relate que les Abénaquis, peuple nomade, traversaient ce territoire entre Odanak et Swanton que l’on nomme Missisquoi, du nom même des « Indiens Missisquoi, de la tribu Saint-François ou Abénakis », qui auraient témoigné devant le gouverneur de Québec en 1766.
Comme dépouillée par les ans de son identité abénaquise oubliée, Daphnée Poirier examine les valeurs associées à la culture autochtone qu’elle veut s’approprier, plutôt que de réclamer une identité juridique creuse.
Au premier chef, c’est la défense de l’environnement qui la touche, même si elle craint de tomber dans le piège de la vision trop romantique de l’Autochtone vivant en harmonie avec la nature.
« En langue abénaquise, relève-t-elle, les mots “humain” et “nature” se traduisent tous deux par alnobawogan, ils sont inséparables… »
En chemin, elle salue le travail de résistance des militants de la réserve indienne de Standing Rock, au Dakota du Nord, pour résister au tracé de l’oléoduc de Dakota Access, celui des Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, contre la construction du gazoduc Coastal GasLink, ou de ceux qui participent chaque année au Healing Walk, en Alberta, en s’exposant aux émanations des sables bitumineux.
À titre d’exemple, elle publie en annexe une lettre de la sociologue crie Angele Alook, de la nation Bigstone, en Alberta, qui proteste contre les propositions des entreprises désireuses d’exploiter les sables bitumineux.
Nombreux paradoxes
Qu’elle se revendique du statut d’Indienne ou non, Daphnée Poirier met en lumière de nombreux paradoxes entourant la perception des Amérindiens au Canada. Entre la louange et l’ostracisme, nous n’avons pas, dit-elle en entrevue, un « rapport normal », avec l’identité autochtone.
Autrefois, selon la volonté de son grand-père, « la simple évocation d’une appartenance potentielle à une lignée autochtone était rapidement escamotée et parfois rabrouée, du moins jusqu’au décès du mari de Mamie, mon grand-père maternel », écrit-elle.
« Pourtant, Maman, ajoute-t-elle, continuellement mais sans insister outre mesure, me rappelle que nous appartenons à la lignée des Abénaquis. »
Ces contradictions ne sont « pas faciles à dénouer », reconnaît-elle. « Et ça n’est certainement pas moi qui vais apporter des réponses claires. »
Ces siècles de rejet des Autochtones, suivis d’une certaine reconnaissance voire d’un désir de les rejoindre, ont laissé leurs traces. « Cela va prendre du temps », avant de démêler tout ça, dit-elle.
Perçu par elle comme un « premier caillou » sur son cheminement identitaire, son essai, en ces temps d’interrogations identitaires ulcérées, pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses.