«L’étonnante mémoire des glaces»: embrasser sa nordicité

Avec son talent pour imaginer des enquêtes complexes dans une ambiance de nordic noir, sa volonté d’y explorer les inégalités sociales et la qualité de son écriture, Catherine Lafrance a tout ce qu’il faut pour devenir une figure incontournable du roman policier. Quant à son personnage, Michel Duquesne, redoutable journaliste d’enquête pour un grand quotidien montréalais qui n’est pas sans rappeler un certain Mikaël Blomkvist, il pourrait très bien s’imposer auprès des Maud Graham, Armand Gamache et Joaquin Moralès dans le coeur des lecteurs.
Apparu dans le recueil de nouvelles Crimes au musée (collectif sous la direction de Richard Migneault, Druide, 2017), puis dans On tue la une et Face à face (collectifs dirigés par Sonia Sarfati, Druide, 2019 et 2022), Michel Duquesne fait une entrée remarquable dans L’étonnante mémoire des glaces, premier tome d’une trilogie et quatrième roman de la journaliste et scénariste fascinée par les enjeux nordiques et la Scandinavie.
« Officiellement, c’est sa première sortie publique, mais il est né dans ma tête il y a plusieurs années, confie Catherine Lafrance au téléphone. Parallèlement aux recueils de nouvelles, le roman s’écrivait. J’ai été très chanceuse de pouvoir écrire ces trois nouvelles, qui, au cinéma, seraient comme des bandes-annonces, parce que ça m’a aidée à trouver le bon dosage. J’en ai fait un personnage à qui je me serais attachée si ç’avait été écrit par quelqu’un d’autre. »
Si elle affirme d’emblée que Michel Duquesne est son alter ego, elle s’empresse de dire qu’elle a voulu établir une distance entre eux deux : « Ce n’est pas pour rien que c’est un personnage masculin, c’était important pour moi de créer cette distance-là. J’ai pu m’inspirer de mon conjoint, de certains amis, de collègues pour le bâtir. J’ai dû regarder à l’extérieur de moi en y ajoutant mes propres références journalistiques. D’ailleurs, c’était plus plausible qu’il soit journaliste que policier, car le monde des policiers, je le connais comme n’importe quel journaliste qui a affaire à des policiers. »
Marqué par des événements traumatiques de sa jeunesse, Michel Duquesne souffre d’anxiété et de trouble obsessionnel compulsif (TOC), ce qui exaspère parfois ses collègues ou étonne les gens qu’il croise au fil de ses enquêtes. Depuis six ans, il forme un couple avec l’avocate Odile Imbeault, elle aussi éprouvée par un terrible drame. Faute d’effectifs au retour des Fêtes, Duquesne est envoyé à Saint-Albert-sur-le-Lac, petite localité (fictive) des Cantons-de-l’Est, pour couvrir un incendie. Il y rencontre Anne-Marie Bérubé, journaliste talentueuse pour la presse locale, qui porte sur son visage les marques d’un accident qui fut fatal à sa mère.
« Pour moi, il était important qu’il y ait quelque chose de profondément humain chez les personnages. Non seulement Michel, Odile et Anne-Marie sont résilients, mais, parce qu’ils savent qu’ils l’ont échappé belle, ils peuvent maintenant travailler, dans la mesure de leurs compétences, à aider les autres à s’en sortir. »
Neige noire
Des empreintes suspectes sur la neige laissent croire à Michel Duquesne que l’incendie ayant fauché deux adultes et deux enfants cache bien d’autres histoires. Alors que William Latendresse, directeur des relations médias, lui fournit des renseignements au compte-goutte, le journaliste peut compter sur sa jeune consoeur, qui connaît tout le monde, ou presque, à Saint-Albert. De fil en aiguille, ils découvrent des liens entre le crime organisé et des citoyens influents.
« Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Derrière le crime organisé, il y a quoi ? Simplement l’intention de posséder davantage, de faire plus d’argent et d’avoir plus de pouvoir. S’il y a une chose que le crime organisé sait faire, c’est de repérer les gens qui ont quelque chose à perdre. C’est très plausible que le crime organisé s’installe dans les petites villes parce que les gens ferment les yeux ou qu’ils sont pris à la gorge avec ce problème parce qu’il n’y a pas de ressources. Dans le roman, quelqu’un sonne l’alarme, mais personne ne le croit, car plus la communauté est petite et tissée serrée, moins on va croire qu’il y a de mauvais éléments. »
Avec la complicité d’une amie et collègue hackeuse, Duquesne et sa partenaire plongeront au coeur du Dark Web où ils seront confrontés aux pires horreurs, lesquelles seront laissées à l’imagination du lecteur.
« Ma démarche a quelque chose de journalistique. J’en montre assez pour que les gens comprennent. Mon but n’était pas de m’enliser dans des descriptions qui auraient été un petit peu gore. Je ne veux pas que le focus soit sur la description de l’horreur, mais sur la façon dont on la découvre, sur ce que ça fait quand on la découvre et comment on peut arriver à essayer de lutter contre elle, dans ce cas-ci, en la mettant à jour, en pleine lumière. »
Campé dans un janvier plus que glacial avec force bourrasques de neige et pluies verglaçantes, L’étonnante mémoire des glaces évoque, par son univers glauque où les plus vulnérables sont victimes des pires cruautés, la saga Millenium, de Stieg Larsson. Catherine Lafrance ne s’en cache pas, elle adore l’hiver et les polars suédois.
« C’est la Nordique en moi ! s’exclame-t-elle. On oublie ici, en particulier au Québec, notre nordicité. Nous sommes des Nordiques : il fait plus froid à Montréal qu’à Moscou l’hiver. Il faut retrouver notre nordicité tout en étant Nord-Américains. Les Scandinaves n’ont pas la même façon d’apprécier la société que nous, n’ont pas les mêmes valeurs que nous. En tant que Nord-Américains, on a encore toute cette culture de la grosse maison, de la grosse voiture et du beau gazon bien propre et bien coupé. Je lis des auteurs suédois, mais je lis aussi avec beaucoup de bonheur Michael Connelly. Or, c’est quelqu’un qui vit dans le sud des États-Unis, où la population et les enjeux ne sont pas les mêmes, où il y a une profonde différence dans la façon de voir et de traiter les choses. »
Où donc se situe-t-elle dans tout cela ? « Peut-être à la croisée des chemins, entre le polar suédois et sa version nord-américaine. Ce que j’écris est vraiment ancré dans le territoire québécois, ici et maintenant — même si le roman se passe en 2018. On est influencé par notre milieu, on est des Nord-Américains, ça se voit et ça se ressent. Notre nordicité fait de nous des gens différents des Californiens, des Texans. Je me sens très, très bien là-dedans. »