La «Guerre» de Céline

Au printemps 1944, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) est un homme traqué. Proche des milieux collaborationnistes, pamphlétaire antisémite violent, l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932, prix Renaudot), un des romans les plus forts du XXe siècle, sent la soupe chaude. Depuis le début de l’année, les Alliés bombardent Paris, les rumeurs d’un débarquement sur les côtes de France se multiplient et Rome est sur le point d’être libérée.
Céline, qui n’a pas la conscience tranquille, se déplace désormais dans les rues de Paris avec un pistolet et projette de fuir. La Suisse ? L’Espagne ? Ce sera plutôt le Danemark, en passant par Baden-Baden, en Allemagne.
Pour donner l’impression qu’il part en vacances — avec son épouse Lucette, leur chat Bébert et deux ampoules de cyanure —, Céline quitte son appartement de Montmartre le 17 juin avec très peu de bagages, laissant au-dessus d’une armoire une pile de manuscrits inachevés (plus de 6000 feuillets), dont ceux de La légende du roi Krogold et des fragments de Casse-pipe.
Tous ces manuscrits vont disparaître à l’heure de la libération de Paris. Près de 80 ans plus tard, à l’été 2021, ils vont refaire surface dans des circonstances à la fois mystérieuses et abracadabrantes.
Un chaînon manquant
Un an plus tard, la publication de Guerre est bel et bien un événement majeur. Une sorte de chaînon manquant dans l’œuvre de Céline, qui vient combler un vide dans la vie de l’auteur. Deux cent cinquante feuillets fiévreux et largement autobiographiques, écrits, semble-t-il, en 1934. Gallimard annonce déjà la parution de Londres, la suite de Guerre, pour l’automne prochain.
Y montrant toute l’horreur et l’absurdité de la guerre, Céline revient plus longuement que dans l’ouverture du Voyage au bout de la nuit sur son expérience de la Première Guerre mondiale, alors qu’il était jeune maréchal des logis, gravement blessé au bras et à la tête en novembre 1914 en Flandres.
« J’ai attrapé la guerre dans ma tête », raconte Ferdinand, le narrateur, au tout début de Guerre, alors qu’il se réveille étendu sur le sol, ensanglanté, au milieu d’une « mélasse pleine d’obus qui passaient en sifflant ». Cadavres, chevaux éventrés, odeurs de « viande avancée » et de brûlé, acouphènes.
Hospitalisé après cette petite apocalypse, consolé de près par une infirmière, la L’Espinasse, qui vient branler son patient préféré la nuit, Ferdinand se remet lentement de ses blessures, tout en ayant peur de passer en conseil de guerre et d’être fusillé — ce qui arrivera à Cascade, son compagnon de chambre, maquereau vaguement anarchiste, pour mutilation volontaire.
« J’avais appris en deux mois à peu près tous les bruits de la terre et des hommes », écrit-il à propos de cette expérience qui sonne le glas de sa jeunesse : le chaos, l’absurdité, la souplesse morale. Roman parfois salace, limite pornographique comme dans Mort à crédit (1936), la sexualité y est omniprésente, comme un antidote à la mort et à la souffrance physique.
C’est à lire et c’est immense. Et c’est au diapason de la guerre telle que Céline la racontait déjà dans le Voyage : « Une immense, universelle moquerie. »