«La jeune fille à la tresse»: résister à l’horreur avec panache

À voir ses yeux briller lorsqu’elle parle de Solange, force est  de constater qu’à l’instar  de Liliane, l’écrivaine Françoise  de Luca a été séduite par la personnalité de la jeune femme qui, jusqu’au bout, a refusé de se laisser faire.
Adil Boukind Le Devoir À voir ses yeux briller lorsqu’elle parle de Solange, force est de constater qu’à l’instar de Liliane, l’écrivaine Françoise de Luca a été séduite par la personnalité de la jeune femme qui, jusqu’au bout, a refusé de se laisser faire.

« Quand je pense aujourd’hui à ces premiers matins, je me dis qu’un mouvement irrésistible nous poussait l’une vers l’autre, comme si nous avions attendu, assoiffées, dans un désert avant de nous rencontrer enfin et de nous reconnaître », écrit Liliane, narratrice nonagénaire de La jeune fille à la tresse, en se remémorant les débuts de son histoire d’amitié avec Solange Ast en 1937. Une histoire d’amitié si inconditionnelle qu’elle a résisté au temps. Une histoire d’amitié si bouleversante que la véritable Liliane, 98 ans, mère d’une amie de Françoise De Luca, a voulu la raconter à la romancière.

« Quand je sens que quelque chose bat dans mon corps et me fait peur, je me dis que ça doit être écrit. Et ça, ça me faisait peur. Il fallait que je raconte cette histoire. C’était vraiment comme une nécessité », confie l’autrice, rencontrée dans le studio du Devoir.

Sans l’initiative d’enseignants de Châlons-en-Champagne, l’histoire de Liliane et Solange n’aurait pas vu le jour sous la fine plume de Françoise de Luca. Ainsi, en 2017, des élèves du collège Duruy sont invités à faire des recherches sur deux jeunes Juifs châlonnais. La presse locale fait appel à ceux qui auraient connu la jeune résistante dont une salle de gymnastique porte le nom. C’est alors que Liliane parle à sa fille pour la première fois de son amie prodigieuse, de ses parents chapeliers qui avaient fui la Pologne, de son camarade résistant Sally Wilder.

« Au début, c’était émotionnellement difficile d’écrire là-dessus parce que je connaissais la fin », se souvient celle qui a relaté sa propre histoire d’amitié dans son premier roman, Pascale (Varia, 2003). « Après, je me suis dit qu’il fallait vraiment mettre l’accent sur la lumière de ces personnes-là et leur rendre hommage d’une certaine manière. Cette histoire, elle est terrible, et plus on fouille, moins on comprend comment ça a pu être possible à cette échelle. »

Quand j’ai commencé à écrire, j’avais du mal à trouver ma place ; après, je me suis complètement approprié l’histoire. Il y a un deuil à faire après chaque livre, mais moins pour
La jeune fille à la tresse, parce qu’au fond, je sens que Solange est toujours là et qu’elle y restera.

De fait, La jeune fille à la tresse transporte le lecteur dans la France du régime de Vichy, où l’innocente Liliane ne perçoit pas les premières manifestations d’antisémitisme, ignore pourquoi Solange lui cache des choses : « Liliane a du mal à comprendre ce qui se passe ; encore aujourd’hui, elle dit que c’était impensable d’imaginer que c’était possible. Au début, Solange ne voulait pas alourdir leur relation avec ce qu’elle partageait déjà avec Sally ; elle avait besoin d’un lieu mental où elle pouvait être légère. Ce qu’a très bien compris Solange, c’est que se décourager, sombrer dans le désespoir, c’était jouer le jeu de l’occupant. Rester léger, c’était quelque chose d’essentiel et de politique. »

Résistance féminine

 

Outre l’amitié entre Liliane et Solange, ce qui a poussé Françoise de Luca à écrire La jeune fille à la tresse, c’était la volonté d’y dévoiler une facette méconnue de l’Occupation.

« Il y a de plus en plus de livres sur la résistance des femmes et on se rend compte que beaucoup d’entre elles ont servi de boîtes aux lettres, d’agents de liaison, ont mis leur vie en danger. Elles étaient très actives et indispensables. On pouvait être résistantes de mille et une manières. À cause des restrictions, on sait que les femmes devaient se débrouiller pour être coquettes. Ce qu’on sait moins, c’est que c’était un acte de résistance de rester coquette. C’était s’opposer à l’occupant, le narguer. »

Inspirée par sa mère modiste, Solange entraînera Liliane et ses copines à confectionner et à porter fièrement l’élément de toilette par excellence pour excéder les soldats nazis.

« À l’époque, le chapeau était le seul accessoire qui restait aux femmes pour être élégantes et faire preuve d’inventivité. Elles prenaient tout ce qu’elles avaient sous la main : du papier journal, du crépon, des plumes…. C’était formidable, l’ingéniosité de ces femmes ! Porter un chapeau, c’est montrer son identité ; durant l’Occupation, c’était très mal vu, car on se redresse avec un chapeau. Pendant un moment, il y a eu des chapeaux totalement farfelus et de plus en plus hauts pour montrer que les femmes n’allaient pas se résigner et se laisser humilier. Ensuite, il y a eu le turban, avec lequel on pouvait faire de très, très belles choses. »

Aussi créative que téméraire, Solange, réfugiée à Lyon, ira même jusqu’à fabriquer des turbans pimpants avec des « carrés du Maréchal » (des foulards) afin de faire circuler de l’information.

« Pétain, qui a été une horreur, quelque chose de terrible pour la France, blâmait les femmes et leur frivolité pour la défaite. En tant qu’écrivaine, écrire que Solange se moque ainsi de Pétain, c’était un vrai plaisir, parce qu’elle a beaucoup d’humour. »

À voir ses yeux briller lorsqu’elle parle de Solange, force est de constater qu’à l’instar de Liliane, Françoise de Luca a été séduite par la personnalité de la jeune femme qui, jusqu’au bout, a refusé de se laisser faire.

« Solange, c’est un personnage de roman, c’est quelqu’un de rebelle, de cultivé, de très lucide pour son âge. Elle était féministe avant l’heure ! Elle savait très bien ce qu’on attendait des femmes et elle savait que ce n’était pas ce dont elle avait envie. C’est un personnage tellement magnifique qu’il n’y avait presque rien à ajouter. »

Forte de ses conversations avec Liliane et de ses visites à Châlons-en-Champagne, Françoise de Luca témoigne avec tant de justesse des liens unissant les deux amies, tout en faisant montre d’un souci d’authenticité dans sa manière de recréer l’atmosphère anxiogène de l’époque, que l’on croirait qu’il s’agit de sa propre histoire.

« Quand j’ai commencé à écrire, j’avais du mal à trouver ma place ; après, je me suis complètement approprié l’histoire. Il y a un deuil à faire après chaque livre, mais moins pour La jeune fille à la tresse, parce qu’au fond, je sens que Solange est toujours là et qu’elle y restera. »

Et Liliane ? « Elle m’a dit que j’avais vraiment su capter l’essence de son amitié avec Solange. Je crois que cela lui a fait énormément de bien et qu’elle a pu accepter ce qui était beau et faire de ce qui était douloureux quelque chose de lumineux. »

La jeune fille à la tresse

Françoise de Luca, Marchand de feuilles, Montréal, 2022, 301 pages

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