«Le jeune homme»: pages de vie et de désir

Annie Ernaux
Photo: Francesca Mantovani Annie Ernaux

Annie Ernaux aura été fidèle jusqu’au bout à son ardent désir d’écrire. Écrire la vie, comme elle le précise si bien, et non pas sa vie, même si c’est à travers sa vie qu’elle traque le monde, traduit à la fois son génie et ses aberrations. Il en va ainsi, encore, avec Le jeune homme, le dernier-né de l’écrivaine de génie, aujourd’hui septuagénaire, qui paraît chez Gallimard.

Ernaux, la cinquantaine bien entamée, y raconte sa liaison avec un jeune homme de trente ans son cadet, mesure le fossé des âges et celui de la mémoire, mais toujours avec le même regard épris de vérité, sans excès et sans complaisance. « Souvent j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, dans la déréliction qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à l’écriture d’un livre », écrit-elle.

Ce pari, Annie Ernaux l’a tenu : dans le regard qu’elle pose sur ce couple, ainsi que sur ceux qui le regardent. Alors qu’elle comprend que son propre âge disparaissait devant le visage de cet homme plus jeune, elle écrit : « Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne vois pas pourquoi je me le serais interdit. »

Encore une fois, le travail d’écrivaine d’Annie Ernaux apparaît comme une enquête rigoureuse sur la vie, telle qu’elle l’expérimente. Ces morceaux d’humanité, même lorsqu’ils tiennent en 37 pages, comme c’est le cas ici, sont précieux, irremplaçables, comme une peau qui ne fanerait jamais. L’écrivaine elle-même le constate. « Avec lui, je parcourais tous les âges de la vie, ma vie », écrit-elle. Mais aussi, elle remarque le poids de sa mémoire vis-à-vis de cet homme plus jeune, la finitude des choses. « De toute façon, par son existence même, il était ma mort. »

On ne raconte pas Annie Ernaux, qui le fait si bien elle-même. Mais les cahiers de L’Herne consacrent tout un numéro, qui paraîtra à la mi-juin, à l’écrivaine française, qui y a d’ailleurs largement contribué. On y reproduit par exemple des extraits inédits de son journal, où on trouve toujours cette vérité, la sienne, traduite au plus près, sans feinte, sans artifice. Il y a aussi ce beau texte d’Hélène Gestern, « On n’écrit jamais seule ».

« Avec Annie Ernaux, la première leçon fut de vie. Elle pourrait se résumer à un mot : le courage. Car faire un récit de vie, c’est aller jusqu’au bout. Nommer ses épreuves et ses béances. Exposer ce qui a blessé, dire comment et combien. Pas par masochisme, ni par complaisance : mais parce qu’une fois la douleur articulée, domestiquée par l’écriture, elle est doublement désamorcée, par l’homme ou la femme qui l’écrit, pour la femme ou l’homme qui s’y reconnaît », écrit-elle.

Tout récemment, Audrey Diwan réalisait le film L’événement, à partir du récit d’Annie Ernaux d’un avortement illicite survenu en France en 1963. Au moment de sa sortie, cette année, on a dit qu’il était davantage d’actualité aujourd’hui qu’il ne l’était au moment de la sortie du livre, en 2000. Ce livre a paru tout juste à la fin de la liaison d’Annie Ernaux avec « le jeune homme ». « Comme si je voulais le décrocher et l’expulser, comme je l’avais fait de l’embryon plus de trente ans auparavant. »

Toujours cette vie, qui naît et qui meurt, ce moteur de l’écriture, ce tissu des livres. Annie Ernaux l’écrit en exergue du Jeune homme : « Si je ne les écris, les choses ne sont pas allées à terme. Elles ont seulement été vécues. »

Le jeune homme

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Annie Ernaux, Gallimard, Paris, 2022, 38 pages

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