10 coups de coeur pour la saison chaude

Sang trouble
★★★★
Robert Galbraith, traduit de l’anglais par Florianne Vidal, Grasset, Paris 2022, 921 pages
Cormoran Strike et son associée Robin travaillent sur un « cold case » : une disparition inexpliquée survenue dans les années 1970 à Londres. À l’époque, on n’avait pas pu prouver le lien avec un sordide tueur en série qui sévissait dans les quartiers populaires, et l’enquêteur avait vu sa santé mentale être remise en question. Bousculés par la vie tout autant que par le travail, les deux complices parviendront à élucider l’affaire. Il s’agissait bien d’un tueur en série, oui, mais d’un genre particulièrement improbable. Une enquête captivante, des personnages attachants, mais attention toutefois à ne pas somnoler le moindrement : la grosse brique qui fait près de 1000 pages pourrait causer des dommages !
Michel Bélair
L’île du bonheur
★★★★
arit Törnqvist, traduction du néerlandais par Maurice Lomré, La joie de lire, Genève, 2022, 80 pages. À partir de 7 ans
Que vous passiez l’été sur l’île de Montréal, à L’Isle-aux-Coudres ou aux Îles de la Madeleine, ne manquez pas d’emporter L’île du bonheur, de Marit Törnqvist. Dans cette fable existentialiste, une jeune fille navigue en pleine mer, seule sur son bateau : « Quelle direction dois-je prendre ? L’horizon est-il encore loin ? » Ces deux questions gouvernent sa quête, au cours de laquelle elle visite plusieurs îles, déclinant autant de façons d’habiter le monde et, incidemment, de trouver le bonheur. Dans ce périple de peu de mots, les illustrations allient aquarelle, gouache, acrylique, encre et nous happent. Magnifique, cet album en petit format s’offre à nous tel un carnet de voyage, créant une intimité instantanée avec la protagoniste et ses explorations. Sublime et envoûtant.
Yannick Marcoux
Tu réclamais le soir
★★★★
Fabrice Colin, Calmann-Lévy, Paris, 2022, 288 pages
Roman initiatique, en partie autobiographique, Tu réclamais le soir est probablement le livre le plus personnel proposé jusqu’ici par le Français Fabrice Colin. Alors que la première moitié du bouquin offre un romantisme noir irrésistible, où le narrateur, d’abord observateur, presque voyeur, puis de moins en moins extérieur à l’action, décrit avec une langue sublime la bouleversante étreinte d’Éros et de Thanatos, la seconde partie laisse peu à peu la lumière prendre le dessus. C’est l’heure des vérités qui éclatent et des comptes qui se règlent. Le narrateur renoue avec la forêt, avec son père, retrouve ce qu’il cherchait à fuir, un lourd secret, une culpabilité infinie, une faute à expier. Le regard plongé dans celui d’un cerf, le jeune homme permet aux épreuves de le traverser, et non plus de le déterminer.
Christian Saint-Pierre
Match.
★★★ 1/2
Lili Boisvert, VLB éditeur, Montréal, 2022, 192 pages
Une femme, un homme et une relation : malsaine, abusive, toxique — comme c’est le cas pour un nombre trop élevé d’entre elles. C’est l’histoire d’Émilie Martin — ou, devrait-on dire, de Lili Boisvert, tant les similitudes entre la protagoniste et l’autrice sont nombreuses —, une « femme forte » qui a swipé le mauvais garçon. Un homme qui avait le potentiel d’être l’amour d’une vie, mais qui s’est plutôt avéré un enfer d’un an et demi. Courte autofiction coup-de-poing, Match. met en lumière avec un éclairage cru la perniciosité avec laquelle s’installe trop souvent la violence conjugale dans une relation. Un livre qui se lit sans s’arrêter, sauf pour reprendre son souffle après les quelques phrases criantes de vérité qui parsèment le roman.
Maïka Yargeau
Demeures
★★★★
Poésie, collages et tableaux de Jean-Sébastien Huot, Éditions Mains libres, Montréal, 2022, 96 pages
Un homme décide de retourner dans sa maison d’enfance à la recherche de sa mère et des sensations premières. Retrouver des sensations, voilà le projet du poète qui tend à s’immerger dans le sensible, le fulgurant. « Le vent porte son dos vide », dit-il pour étreindre l’ineffable impression d’exister. Le souvenir de la mère, un peu proustien, l’anime : « Elle aura fait vœu / De regrouper les os de caille / En un cercle blanc / Inondant nos chambres de chloroforme / Herbes hautes et rosée. » C’est d’une grande tendresse, épanouie. Si, par hasard, il perçoit un « parfum de pivoine au ventre / [s]on cœur explose jaune ». Voici un recueil presque heureux, du moins si finement conçu, avec les dessins naïfs de la maison de l’auteur, que l’été renaît illico.
Hugues Corriveau
Gens du Nord
★★★★
Perrine Leblanc, Gallimard, Paris, 2022, 192 pages
En guerre comme en amour, la littérature tend le piège de l’artifice, du surfait, de l’excès. Dans son troisième roman, Perrine Leblanc franchit habilement les écueils, et conjugue ces deux grandes pulsions de vie avec la distance et la sobriété de ceux qui ont vécu le vertige, la peur, le deuil, et qui trouvent en eux la force d’y bâtir la suite. En 1991, au cœur du conflit nord-irlandais, un écrivain engagé dans l’armée républicaine est exécuté aux abords de Belfast. Dans la foulée de cet événement, un journaliste tombe amoureux d’une jeune documentariste, inconsciente du danger dans lequel la place sa fascination pour le nouveau martyr. Entre secrets, menaces et retrouvailles enflammées, la plume de l’écrivaine épouse les contours de son univers et de ses personnages jusqu’à s’y fondre, faisant éclore le familier dans un récit pourtant extraordinaire. Sublime.
Anne-Frédérique Hébert-Dolbec
Une vieille histoire
★★★★ 1/2
Susie Morgenstern et Serge Bloch, Sarbacane, Paris, 2022, 48 pages
C’est l’histoire d’une petite vieille. Avant, elle lisait beaucoup, faisait de la couture, brodait, tricotait, mais elle n’a plus de patience, sa vue baisse et ses doigts ne sont plus aussi agiles. Le temps a passé, alors elle se repose dans son fauteuil et se remémore les histoires laissées derrière. Et elle apprécie cette vieillesse, avec aucune envie d’être jeune à nouveau, de « repasser par le même chemin ». Paru une première fois en 1985 — réédité ici par Sarbacane —, Une vieille histoire porte toute la beauté du monde. La lenteur de cette mémé rendue au bout de sa route laisse place aux souvenirs, mais aussi au présent qu’elle savoure parfois avec ses petits-enfants, souvent seule dans son appartement. La poésie de Morgenstern s’accompagne des illustrations délicates de Bloch, des tableaux sensibles, gorgés de détails, à l’image du quotidien présenté. C’est beau à faire pleurer.
Marie Fradette
Enlève la nuit
★★★★
Monique Proulx, Boréal, Montréal, 2022, 343 pages
Partir et vivre, ou rester et mourir ? Habité par ce dilemme, un jeune juif hassidique quitte sa communauté et fait le pari d’une renaissance. La grande Monique Proulx renoue avec un de ses personnages les plus attachants et fatalement bon, Markus Kohen. Elle le fait entrer dans le « Frais Monde », un univers qui vibre au gré des désirs et des privilèges, traversé par tant d’humains en chute libre. Peut-on se réinventer à partir de rien, être libre mais sans repères et à la merci de tout ? Avec la fraîcheur que lui confèrent ses 20 ans et une candeur de vieil enfant, Markus apprivoise une langue étrangère jusqu’à s’enivrer de mots, et amorce sa reconstruction en travaillant à « enlever la nuit » aux désespérés. Une histoire de dignité et d’espoir, roman éclaboussant de lumière, écrit dans un style vibrant et connecté au cœur.
Marie Hélène Poitras
Novice
★★★
Stéphane Dompierre, Québec Amérique, Montréal, 2022, 292 pages
« Ça m’a d’l’air d’une belle gang de drogués qui vont gueuler jusqu’aux petites heures en grattant leu’ guitares, ça. Tabouère, y a même deux Noirs ! Y ont apporté leu’ bongos, c’est sûr. Ça va être beau t’à l’heure. Depuis quand ça va dans le bois, c’monde-là ? » lance Gilles, caricature de l’homme blanc de droite, à sa femme Yolaine, redoutable petite madame, en apercevant les 11 influenceurs inscrits au camp de débranchement que gèrent Gabrielle et son frère aîné Mathieu. Tordant avec bonheur les codes du slasher, sous-genre de l’horreur, Stéphane Dompierre signe une décapante comédie noire où il se moque sans merci des travers de notre société accro à la technologie en n’épargnant personne. Au menu : dialogues désopilants, situations cocasses et atmosphère à donner la chair de poule.
Manon Dumais
Ce qui meurt en nous
★★★★
Mathieu Bélisle, Leméac, Montréal, 2022, 152 pages
Dans Ce qui meurt en nous, son troisième essai, Mathieu Bélisle pose la « question du sens » et s’appuie sur l’expérience révélatrice de la pandémie pour se pencher sur la relation particulière que les Québécois entretiennent avec la vieillesse et la mort. Après l’effondrement de la pratique religieuse, entre tabou et déni collectif, écrans de fumée des chiffres et des statistiques, tout conspire dans l’ordre capitaliste où nous vivons afin que ces questions ne nous intéressent pas — les morts et les malades étant de bien mauvais consommateurs. Convoquant aussi bien Sophocle que René Girard, Romain Gary, Pierre Vadeboncoeur et même Tintin au Tibet, l’essayiste livre une réflexion personnelle, sensible et intelligente à travers laquelle il cherche, une nouvelle fois, à comprendre le monde qui est le nôtre.
Christian Desmeules