Quatre recueils à découvrir à l’approche de l’été

Naître et grandir
Rarement aura-t-on lu avec autant de précision poétique le devenir d’un fœtus que dans Nous le lac. Dès le premier poème, la voix se déploie autour de cette liquidité placentaire qui va s’étendre comme un vaste débordement jusqu’à devenir le centre du monde : « La nuit tout est lumière des os / la poussière retombe parmi les choses / un doigt s’enfonce dans l’infini déroulement des ombres — les eaux dorment ». À partir de cette prémisse, Emmanuelle Tremblay prolonge sa vision en précisant lentement sa pénétration de choses de la famille, pour se reconnaître elle-même, jusqu’à pouvoir affirmer : « en mon seul nom la parole a un corps visible ». Tenir compte aussi de ces liens de famille qui dessinent un encerclement qu’il faut percer : « dans chaque larme il y a un lac pour s’écrier ». Le titre d’une des parties du recueil est à cet égard lumineux : « Le lac, et après ? » Et pour bien faire saisir la diversité de ce projet, la langue de la poète se complexifie à mesure que le recueil se développe, se casse, rompt avec la linéarité. Ce recueil est à maints égards une grande réussite.
Nous le lac
★★★ 1/2
Emmanuelle Tremblay, Noroît, Montréal, 2022, 144 pages
Hugues Corriveau
Déraper pour vivre
« Un grossissement accidenté des voix », est-ce ainsi qu’on pourrait le mieux cerner l’écriture rauque, survoltée, de Toute raison de m’aimer est forcément bonne ? Peut-être bien, si on consent à accompagner Orane Thibaud (appelée ailleurs Greta Ziegenhagen) dans son désir d’amour, « […] même si le feu creuse et cuit / les bons petits cadavres de [s] a tendresse ». Josée Yvon n’est pas loin quand on lit ces confidences : « je stand auprès des pleureuses de rue / j’ai leur bouche chlorée ». Mais quelque chose là insiste peut-être trop du côté de la « provoc » pour convaincre entièrement. Aussi, perplexe, lit-on : « dis-moi au moins / que tu ne me laisseras pas partir / sans retourner mon ventre / sur le côté du steak / le plus cher du beurre ». Ailleurs, un ton différent conduit vers d’autres zones : « dans le film de puberté / elle avait un short blanc / et les cheveux aux fesses / et elle pleurait / parce qu’elle avait / mangé la lune trop vite ». Si « les femmes de [s]a vie / meurent d’être femme », de ces morts-là naît une parole poétique qu’il faudra suivre.
Toute raison de m’aimer est forcément bonne
★★★ 1/2
Orane Thibaud, L’Oie de Cravan « Tantôt », Montréal, 2022, 114 pages
Hugues Corriveau
Réjouissante étrangeté
Le quatrième recueil de poésie de Frédéric Dumont, Chambre minimum, nage dans une liberté taraudée d’angoisse. Embourbé dans ses « mélancolies stationnaires », le poète « saute assez loin pour rejoindre [s] es forces », prêt à affronter les répétitions du quotidien : « manger aliment mourir aliment / comme d’habitude / faire comme d’habitude ». Or, rien n’est gagné, parce que « l’histoire ne progressera jamais si je reste dedans ». Loin du lyrisme — tourné en dérision —, campée par des images étonnantes qui extirpent le poème loin de l’apitoiement, cette confidence larvée de désespoir s’offre plutôt comme un vertige où rivalisent ironie, tristesse et virtuosité : « J’ai perdu mon ardeur au travail devant la statue intubée. / J’ai besoin de contacts humains discrets. » Un rythme soutenu, une narration digressive et un ton aérien, parfois cabotin, tirent les ficelles de cet univers résolument original, où sourd une sensibilité complexe : « le cœur est une miette bénévole / on en distingue la banlieue / à force de joie ou d’intrusion ».
Chambre minimum
★★★★
Frédéric Dumont, Les Herbes rouges, Montréal, 2022, 152 pages
Yannick Marcoux
Ravaler la tasse
Le premier recueil d’Alexandre Dostie, Shenley, remonte à huit ans. Huit ans, ce qu’il fallait, peut-être, pour se remettre de cette mer houleuse étendue derrière lui : « J’ai découvert que la noyade n’est parfois qu’une plongée nécessaire vers soi. » Son nouveau recueil, Que ceux qui m’aiment me sauvent, est une poésie d’apnée, qui accoste après une longue traversée : « je m’enfuis / je veux dire / je me sauve ». Il faut dire qu’il partait de loin : « Je plante un arbre / pis j’ai hâte qu’y pousse / pour me pendre ». Le cœur volontaire mais les réflexes maladroits, il « fait le pire de[s] on mieux ». Dans une langue urgente, parfois irrévérencieuse, Dostie investit des mots bruts d’une tendresse désarmante : « je veux leur dire d’arroser tabarnak / que c’est en vie là-dedans / pis qu’ça veut ». Le recueil souffre de quelques poèmes en trop, mais, portée par une voix forte et un souffle haletant, sa quête nous prend par les tripes et fait battre un poignant amour fraternel. On en sort grandi : « chus à un pied devant l’autre d’être un homme ».
Que ceux qui m’aiment me sauvent
★★★ 1/2
Alexandre Dostie, Ta mère, Montréal, 2022, 127 pages
Yannick Marcoux