«Paradaïze» et «Mâchoires»: petits meurtres entre ami.e.s

Sous le regard spectateur et passivement complice du jeune jardinier, avec certaines longueurs, «Paradaïze» nous parle de violence, d’hypersexualisation des femmes, mais peut-être surtout de lâcheté morale.
Photo: iStock Sous le regard spectateur et passivement complice du jeune jardinier, avec certaines longueurs, «Paradaïze» nous parle de violence, d’hypersexualisation des femmes, mais peut-être surtout de lâcheté morale.

Au Paradise (prononcer « Paradaïze »), un complexe résidentiel mexicain situé tout près de la ville portuaire de Progreso, au Yucatan, Franco et Polo s’ennuient. Les deux adolescents de 15 et 16 ans, que tout devrait séparer, passent leurs soirées à boire de l’alcool, à fumer des cigarettes et à parler de cul au bord du fleuve.

Tous les deux ont été renvoyés de leur école secondaire ; l’un (Polo) est employé comme homme à tout faire et doit remettre toute sa paie à sa mère (aide-comptable du complexe), tandis que l’autre (Franco) vit chez ses grands-parents en attendant de rejoindre l’académie militaire où on menace de l’envoyer.

Complètement obsédé par une voisine, épouse d’un présentateur-vedette de la télé et mère de deux jeunes enfants, Franco répète soir après soir qu’il va un jour faire tout ce qu’il veut à madame Marián. Soir après soir, Polo l’écoute plutôt distraitement, buvant l’alcool que l’autre leur a permis d’acheter avec de l’argent volé à ses grands-parents, alors que « la seule chose qu’il voulait, c’était arriver chez lui le plus tard possible ».

Sans vraie surprise, bien sûr, le cocktail est explosif et l’horreur va survenir. De courtes pages, dans ce roman qui s’étend plutôt sur le contexte de cet événement sans retour. La Mexicaine Fernanda Melchor, née en 1982 à Veracruz, s’est fait connaître avec La saison des ouragans (Grasset, 2019), avec lequel elle nous avait déjà offert un mélange de violence, de drogue, de misogynie et d’oisiveté qui s’y dilatait sous une chaleur écrasante.

Sous le regard spectateur et passivement complice du jeune jardinier, avec certaines longueurs, Paradaïze nous parle de violence, d’hypersexualisation des femmes, mais peut-être surtout de lâcheté morale. Pour ces jeunes perdants qui vont — croient-ils — d’une humiliation à l’autre, se déresponsabiliser est une seconde nature.

Aux origines de la violence

 

Si la violence l’habite aussi, on ne verra pas la moindre silhouette d’homme traverser le premier roman traduit en français de l’Équatorienne Mónica Ojeda. Mâchoires s’amorce avec une adolescente, Fernanda, se réveillant dans une cabane de la forêt équatorienne, après avoir été kidnappée et ligotée par sa professeure de lettres, Miss Clara. Après un retour en arrière, tout le roman nous ramènera à cet instant.

On nous raconte la vie et les désirs chaotiques de quelques étudiantes privilégiées fréquentant le « Collège-Lycée bilingue Delta, High-School-for-Girls », école secondaire privée de Guayaquil, en Équateur, « pays-puceron-de-l’Amérique-du-Sud ».

Récemment engagée dans cet établissement catholique de l’Opus Dei, Clara, l’enseignante, est obsédée par sa mère décédée, femme dominatrice et abusive qu’elle imite pourtant en toutes choses, même dans sa façon de s’habiller. Dans l’école où elle travaillait auparavant, des étudiantes l’avaient d’ailleurs séquestrée pour lui voler les sujets d’examen. Ici, elle sera harcelée par certaines de ses étudiantes qui ont vite senti sa vulnérabilité. Sa mère, pourtant, l’avait prévenue : « Les filles sont les pires. »

Après les classes, un petit groupe d’amies mené par Fernanda a pris l’habitude de se réunir dans un immeuble de trois étages abandonné en pleine construction. Dans ce « QG anti-parents, anti-profs, anti-nounous », les adolescentes se racontent à tour de rôle des histoires d’horreur. Celles qui échouent à faire peur auront à réussir un défi particulier, sorte de rituels de plus en plus osés.

Dans une narration plutôt décousue où se succèdent les références littéraires et psychanalytiques, de Melville à Poe, en passant par Freud, la romancière et poète née en 1988 livre un roman formaliste et provocateur qui vire toutefois un peu à l’esbroufe. Une fable cruelle et initiatique qui, à défaut de véritable tension narrative, est lourdement chargée d’énergie sexuelle — masturbation, morsures, lesbianisme, prédation et fantasmes cannibales.

Car dans l’univers animal et sans merci imaginé par Mónica Ojeda, la femme est un loup pour la femme, la mère à la fois engendre et dévore sa propre fille — et vice versa. Un motif riche, mais peut-être un peu appuyé.

Paradaïze

★★★

Fernanda Melchor, traduit de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba, Grasset, Paris, 2022, 220 pages

Mâchoires

★★★  ​1/2

Mónica Ojeda, traduit de l’espagnol (Équateur) par Alba-Marina Escalón, Gallimard, Paris, 2022, 320 pages

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