Prendre sa place dans le cosmos

« Nous connaissons tous des chasseurs. Mais les connaît-on vraiment ? » se demande Luc Chartrand dans un livre, moitié essai, moitié reportage, intitulé La grande expérience de la chasse. Un ouvrage personnel dans lequel, lui-même passionné de chasse, il a voulu communiquer « une véritable vision du monde, celle de nombreux chasseurs qui ont réfléchi à leur art et à tout ce qu’il implique pour l’âme humaine ».
« La chasse se vit plus facilement qu’elle s’explique », avoue d’emblée Luc Chartrand en entrevue. Et ce petit livre est né d’une envie d’expliquer la chasse autant à lui-même qu’aux autres. « J’ai parfois eu de la difficulté à faire comprendre aux gens pourquoi on fait ça, pourquoi on s’impose cette discipline pour aller chercher notre viande en forêt. »
Pour ce journaliste et romancier (Code Bezhentzi, L’affaire Myosotis) né en 1954, rêver à la truite, à la perdrix, au lièvre et à l’orignal a toujours fait partie de sa vie. L’espoir, croit-il, est une dimension fondamentale de la chasse. « J’avais envie d’écrire sur la chasse depuis très longtemps, mais je ne voulais pas polluer mon sanctuaire de chasse avec des préoccupations professionnelles », confie un peu à la blague ce récent retraité de Radio-Canada. Mais ce chasseur « dans la bonne moyenne » n’avait surtout pas, dit-il, la prétention de faire un livre technique sur la chasse.
En plus de puiser à sa propre expérience, il a voulu donner la parole à de nombreux chasseurs, comme le guide et chroniqueur bien connu Michel Therrien, la jeune Huronne-Wendat Émilie Gros-Louis ou le chef et restaurateur Jean-Luc Boulay. Autant de chasseurs qui sont « loin de ressembler à la caricature un peu grotesque qui est parfois véhiculée à leur sujet », prévient-il.
À travers eux, Luc Chartrand aborde la mise à mort des animaux, le respect de la vie sauvage et la place de l’humain dans l’environnement. Il est question d’éthique et de vision du monde.
« Une vision du monde qui suppose qu’on a le droit d’aller chasser et tuer des animaux, dans la mesure où on va les manger, assume pour sa part l’auteur. Ça fait partie du patrimoine culturel et matériel de l’humanité. C’est une vision du monde qui intègre tout ça et qui accepte aussi l’idée que l’on fait nous-mêmes partie du monde zoologique et que la prédation fait partie de notre ADN. » Pour chasser, ajoute celui pour qui la chasse n’est légitime « que dans la mesure où on maximise l’utilisation de ce qu’on récolte », il faut accepter ces choses-là comme une réalité.
Activité sociale depuis la nuit des temps, résidu archaïque ou primitif de l’humanité, la chasse — ou la prédation — transcende les espèces et les époques. « Les lignes générales de la chasse sont identiques aujourd’hui à ce qu’elles étaient il y a cinq mille ans », écrit le philosophe et sociologue espagnol José Ortega y Gasset dans ses Méditations sur la chasse, que cite Luc Chartrand à plusieurs reprises. « En chassant, estime Luc Chartrand, l’humain est en symbiose avec sa propre nature zoologique ».
« Même si l’élevage a déclassé la chasse en matière d’efficacité alimentaire, reconnaît l’auteur de La grande expérience de la chasse, le désir de chasser est toujours présent. On n’en a pas besoin, mais il y a des gens qui pensent qu’on n’a pas besoin non plus de l’élevage. » Ce sont des positions philosophiques qui entrent en jeu et qui sont toutes valides, d’une certaine façon, sans qu’il y ait de vérité rationnelle, scientifique, croit-il.
Mais la chasse répond aussi à un puissant appel de liberté. « Pour moi, c’est fondamental, poursuit-il. Il est sûr que le fait d’être en forêt avec soi-même, libre d’aller où on veut, de se livrer à une activité sans patrons et sans structure sociale, de retourner à un état plus animal, c’est une liberté que beaucoup de gens recherchent dans la chasse. Pour paraphraser notre philosophe [Ortega y Gasset], c’est prendre des vacances de l’humanité. »
Adepte de la « chasse fine », une chasse souvent moins « payante » que celle, plus sédentaire, qui se pratique avec des appâts et des caches, Luc Chartrand aime par-dessus tout parcourir la forêt en essayant de pister les animaux. « Un ensemble de connaissances et d’observations se conjuguent : lecture des pistes, des fumiers, des broutages, écoute attentive de tous les bruits, approche stratégique de certains secteurs à potentiel élevé », écrit-il, ajoutant que c’est en grande partie la difficulté de la chasse qui lui confère sa valeur.
La traque est d’ailleurs pour Luc Chartrand l’aspect le plus fondamental de la chasse. Il reconnaît qu’il existe un parallèle intéressant entre la chasse et le travail de journaliste qu’il a longtemps pratiqué, notamment à l’émission Enquête. En 2014, il avait même traqué avec son équipe des chasseurs délinquants en Gaspésie pour un reportage qui avait fait grand bruit.
Vivre la forêt
La chasse, on l’a dit, porte une dimension idéologique indéniable. Les enjeux de morale et de pouvoir en sont bien entendu indissociables. Et il semble inévitable à Luc Chartrand que la chasse engendre des réflexions et des questionnements sur la mort. À cet effet, il estime n’avoir rencontré aucun chasseur qui éprouve du plaisir à donner la mort.
L’expérience de la chasse, pour lui, permet de se sentir partie prenante de l’ordre naturel. « C’est une façon de prendre conscience de notre place dans le cosmos », écrit-il.
Luc Chartrand fait partie de ces chasseurs formant, pense-t-il, le plus grand nombre, pour qui le processus est plus important que le tir. « Pour moi, ça a toujours été le cas, et je me suis aperçu que c’était partagé par tous ceux que j’interviewais. Personne ne m’a dit : “on va là juste pour tirer [sur] des animaux”. »
Chasser, c’est selon lui une façon unique et privilégiée de « vivre la forêt ». « Une façon qui a l’avantage, par rapport à d’autres, de nous forcer à nous y intégrer. Il y a toutes sortes de façons d’être en forêt, mais la chasse est un canal pour y entrer avec un œil particulier. Ça nous force à enquêter, à nous mettre au niveau des animaux, à penser comme eux, à tenir compte de l’environnement de façon vraiment très globale. C’est sûr que ça nous permet de la découvrir et de nous en sentir partie prenante. »
En ce sens, il ne voit rien d’étonnant à ce que chasseurs et pêcheurs comptent de nos jours parmi les plus ardents défenseurs de l’environnement… aussi paradoxal que cela puisse paraître.