«Les pénitences»: un huis clos anxiogène sur les revers de la précarité

C’est d’abord sur YouTube qu’Alex Viens a fait ses marques. Sa chaîne, Grand-mère grunge, — qui n’existe plus aujourd’hui — regorgeait de petites perles humoristiques et brillantes sur les identités de genre, la diversité sexuelle et corporelle, la pauvreté et le maquillage, offertes dans une perspective queer et féministe.
Ces questions, qui habitent l’auteur·trice depuis l’adolescence, se retrouvent toutes, à des degrés divers, dans Les pénitences, un premier roman inquiétant et brut, porté par une tension narrative empruntée aux cauchemars.
L’histoire s’orchestre autour de Jules et de son père, Denis, réuni pour la première fois après un silence de dix ans. D’abord heureux de se retrouver, le duo s’installe autour d’un spaghetti bien arrosé, au son des airs mélancoliques et contrastés de The Cure. Or, Jules ne tardera pas à comprendre que son père — et son amour dysfonctionnel — n’a rien perdu de son imprévisibilité et de sa cruauté.
Alex Viens offre un huis clos oppressant et anxiogène dans lequel la dureté et la violence n’éclipsent jamais le souffle narratif, qui refuse aux regards la possibilité de se détourner, et à la vérité, la chance de passer inaperçue.
Père et fille s’échangent des menaces à mots couverts, puis des paroles acerbes, tournent le fer dans de vieilles plaies qui n’ont pas eu le loisir de se cicatriser, occupent en alternance les rôles de victime et de bourreau dans un crescendo furieux où la colère et la douleur prennent le dessus sur la raison. Dans cette salve de répliques hargneuses s’esquisse l’enfance de deux fillettes prises dans les filets d’un adulte dangereux et possessif, aux lois arbitraires et douteuses, qui leur fait subir gavage et séquestration, les contraint à renier et à abhorrer leur mère et les femmes en général, à se méfier de la différence, à porter en elle, à jamais, la violence comme ultime moyen de défense.
Une voix à suivre
La parole n’est jamais en errance ; la précision des dialogues relève presque du théâtre. Coupées au couteau, les répliques fourmillent de détails et fusent dans un ballet oscillant entre tendresse et colère, sans jamais s’éloigner du vécu, conservant l’élan de l’instantanéité, de l’impulsivité et des trop-pleins qui animent le parler-vrai.
L’écrivain·e fait bien plus que raconter les abus, en exposer les effets et les traumas avec des images fortes et vertigineuses ou offrir l’espoir d’une rédemption. L’expérience de ses personnages — d’un réalisme monstrueux — devient un véhicule pour décortiquer les conséquences de la précarité financière et intellectuelle sur des enfants que la société laisse glisser entre les mailles de son filet. Une voix singulière à surveiller.
« Jules connaît toutes les violences. Elle a assisté à sa naissance dans le regard de ses parents telle une écharde dans l’œil, qui fait mal et qui rend fou, qui rend aveugle à force d’être frottée. L’horreur s’est déroulée devant elle avec sa vaisselle cassée, ses meubles démolis, ses trous dans les murs, ses claques et ses bleus sur le cou — ces dommages plus difficiles à cacher coûtent cher, font jaser à l’école. La violence s’est déshabillée dans la chambre de Jules pour prendre toute la place sous les draps, dans la gorge et entre les jambes. Jules a bu sa sueur et son sperme, des goûts amers que connaissent les adultes ratés qui cherchent leur père dans les lits poisseux des mauvais garçons. »