Incursions poétiques: «Friche à défendre»

À l’occasion du Mois de la poésie, Le Devoir, avec la complicité du Bureau des affaires poétiques, donne à lire un poème chaque semaine. Premier de cinq.
Friche à défendre
au bout de nos traumas il y a une friche et dans cette friche une boîte de fer contient la mer
nous la cultivons en secret
pour toujours enfants tièdes nous sommes fait.e.s de peau rose
humides et tendres comme intérieur de joue
nos bras aspirent à la maigreur
casquettes de cheminots sur nos têtes d’allumettes cheveux mêlés ou nids d’oiseaux poupées de paille prêtes à brûler
sous le soleil d’une fin du monde que nous remettons à plus tard
nous frenchons
quand on fait un effort on entend les grenouilles
on transcende les vidanges on estompe les pourtours
les cônes orange sont des canards les seringues des fruits mûrs détruire n’est plus envisageable et le chaos des fouines est roi
nos bottes ne prennent plus l’eau
nos gorges ne se fendent plus
lorsque la joie y passe
nous nous laissons flotter entre les algues bleues ondines crottées
repues d’eau fétide et de rêve nous mijotons nos mythes
imaginons une bête
bâtie de parcelles de refus
bête fière aux os pesants ailes ouvertes museau doux
pour déposer nos têtes tendre bête aux oreilles dressées où couler nos voix en prières
nous dessinons dans les eaux troubles une bête indomptable
parce que nos corps hurlent au repos
dans le présent aqueux nos baignades s’allongent
nous retrouvons nos hardes envahies par la mousse
nous sommes jeunes et plissé.e.s héritier.e.s d’une mémoire de rouille hanté.e.s par la mélancolie des chemins de fer abandonnés par le chant rauque des objets qui se meurent
nous descendons de la sécheresse
un pit de sable en guise de bouche nous avons dû creuser longtemps
pourchasser nos fantômes à dos de motocross
miner nos sols pour extraire nos voix
maintenant nous savons
la résistance s’apprend à même les îlots de chaleur
elle appartient aux rejetons de poussière
courons
courons plus vite pour nous convaincre nous sommes locomotive et sous nos pieds les rails s’envolent
nous rejoignons les drones les mouettes les anges
sous nos yeux la friche grandit
gruge l’asphalte couvre les murs efface toutes traces de violence
la mer en boîte se gonfle bientôt déborde gobe les murs
notre petite mer immense déplie sa plage
au sommet de la butte la bête se tient
solide sur ses pattes elle ne bougera pas