La télévision moderne, plus queer que jamais

«J’estime qu’il faut être autrement, penser à l’extérieur de la boîte, renouveler les méthodes et les approches», raconte Joëlle Rouleau, directrice de l’essai collectif «Télévision queer.»
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir «J’estime qu’il faut être autrement, penser à l’extérieur de la boîte, renouveler les méthodes et les approches», raconte Joëlle Rouleau, directrice de l’essai collectif «Télévision queer.»

« Queeriser la machine », voilà l’objectif avoué de Joëlle Rouleau, professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. « Il s’agit de faire de la recherche hors des cadres normatifs, explique-t-elle. J’estime qu’il faut être autrement, penser à l’extérieur de la boîte, renouveler les méthodes et les approches. Ça concerne le regard que l’on pose, la manière de percevoir, de lire, de sentir et de ressentir les œuvres. »

Télévision queer, l’ouvrage collectif dirigé par Joëlle Rouleau qui vient de paraître aux Éditions du remue-ménage, réunit les essais de 10 spécialistes : Stéfany Boisvert, Tara Chanady, Florian Grandena, Charlotte Kaiser, Antonio Lérida Muñoz, Alexis Poirier-Saumure, Julie Ravary-Pilon, Olivier Tremblay, Christoph Vatter et Arnaud Widendaële.

Le livre démontre les limites du média, certes, mais plus encore ses possibilités lorsqu’il s’agit de mettre en scène des représentations queers radicalement subversives. « Alors qu’il y a une foule d’exemples et qu’on en discute beaucoup de vive voix, il existe très peu d’écrits en français à propos de la télévision queer, rappelle Joëlle Rouleau. Avec ce livre, je voulais contribuer à remédier à cette situation. »

Dans sa préface, la directrice explique que la notion de « sensibilités queers » lui permet de « considérer les multiples dimensions de l’identité qui accompagnent inévitablement la façon dont nous nous positionnons lorsque nous réfléchissons aux représentations de soi et de nos communautés ». Les sensibilités queers, ajoute-t-elle, « décrivent un état fait de colère et d’espoir, d’amour et de rage. Elles contiennent tous ces sentiments complexes et accablants. Simultanément. Tout le temps. »

Bousculer les discussions

Le livre rassemble des contributions à propos des formes esthétiques et narratives de plusieurs téléséries, mais aussi d’émissions de variétés et de films produits aux États-Unis, en Espagne, au Canada, au Québec et en Allemagne.

Comme l’écrit Joëlle Rouleau, il s’agit de « bousculer les discussions autour des télévisions queers » et de « souligner qu’avant d’être un courant à la mode, voire un critère pour le renouvellement d’une série, le queer est un “faire” politique et subversif qui nous rappelle la réalité de l’ostracisation fondée sur les pratiques sexuelles ».

Selon la chercheuse, on traverse une période d’hypervisibilité où les représentations LGBTQ+ abondent, de Netflix à Amazon, en passant par Crave : « Il y en a beaucoup, et c’est en soi réjouissant, surtout quand on pense à l’importance que ça peut avoir pour de nombreuses personnes adolescentes, mais il faut reconnaître que ces séries sont rarement entièrement adéquates. Souvent, elles perpétuent les stéréotypes associés à la diversité sexuelle et de genre, ce qui pourrait avoir comme effet de limiter les manières d’être queer, c’est-à-dire d’exprimer cette identité. En somme, il y a beaucoup d’œuvres, mais pas encore énormément de diversité dans les modèles qu’on y présente. »

À vrai dire, Joëlle Rouleau est plus ou moins intéressée par la qualité des téléséries ou la représentation médiatique de la culture queer : « Ce qui mérite bien davantage d’être creusé, selon moi, ce sont les normes de production et de réception des objets télévisuels. C’est ce que j’ai proposé aux collaborateurs et collaboratrices du livre de remettre en question dans leurs analyses. »

L’universitaire est consciente que l’ouvrage qu’elle a dirigé est pointu, pour ne pas dire cérébral, mais elle persiste à croire que certains chapitres sont plus accessibles que d’autres et que les œuvres observées, dont la grande majorité appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la culture populaire, sauront attirer un lectorat diversifié.

« On peut naviguer à sa guise dans cet ouvrage, explique la chercheuse. Il est question d’émissions très suivies, comme American Horror Storyou 13 Reason Why, mais aussi de moins connues, comme la série espagnole La otra mirada ou la websérie latino-américaine Brujos. Stéfany Boisvert et Tara Chanady s’intéressent spécifiquement à ce qui se passe sur les chaînes québécoises et canadiennes. Il est même question du rôle de la télévision dans le cinéma psychotronique de Gregg Araki. Je ne doute pas que des personnes très différentes vont trouver leur porte d’entrée. »

Le queer, ce bouclier

Pour Florian Grandena (qui est d’ailleurs l’un des contributeurs de Télévision queer) et Pierre-Luc Landry, le queer est « un bouclier contre l’oppression ». Avec La guerre est dans les mots et il faut les crier, livre paru en février aux Éditions Triptyque, ils souhaitent « exprimer leur ras-le-bol par rapport à certains discours médiatiques, culturels et sociaux entourant les luttes et les politiques identitaires LGBTQIA2S+ ». Afin de dénoncer des « stratégies assimilationnistes », révéler « une nouvelle homophobie » et « un conformisme grossier », ils adoptent une grande liberté de ton, à la fois érudit et populaire, tenant de la recherche aussi bien que de la création, le tout orné des illustrations d’Antoine Charbonneau-Demers. « Nous sommes pédés, tapettes, faggots, cocksuckers ; nous avons entendu toutes les insultes, et nous les récupérons ; nous sommes queers, et nous avons décidé que la guerre est dans les mots et qu’il faut les crier. » Sans hiérarchie ni jugement de valeur, il est question de Lizzo et d’Eurythmics, de Xavier Dolan et de Catherine Breillat, de Simone de Beauvoir et d’Edward Saïd, entre autres.


Télévision queer

Sous la direction de Joëlle Rouleau. Éditions du remue-ménage, Montréal, 2022, 176 pages.



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