«1000 ans de joies et de peines»: dans les abysses du totalitarisme

Portrait de  la Chine des cent dernières années, la brique livre  les mémoires d’Ai Weiwei. L’autobiogra-phie qui en découle cache une seconde biographie, celle du père de l’artiste, le poète Ai Qing.
Michael Sohn Associated Press Portrait de la Chine des cent dernières années, la brique livre les mémoires d’Ai Weiwei. L’autobiogra-phie qui en découle cache une seconde biographie, celle du père de l’artiste, le poète Ai Qing.

Brume, tourbillon, typhon… Les termes qu’emprunte Ai Weiwei pour décrire la Chine communiste ne font pas de doute sur ses convictions. Apôtre de la liberté d’expression et ardent combattant de la violence d’État, l’auteur nous entraîne, avec 1000 ans de joies et de peines, dans les abysses d’un système totalitaire à donner la frousse.

Portrait de la Chine des cent dernières années, la brique livre les mémoires d’Ai, figure planétaire de l’art contemporain, faut-il le rappeler. L’autobiographie qui en découle cache une seconde biographie, celle du père de l’artiste, le poète Ai Qing (1910-1996). Le titre de l’ouvrage vient de la plume du paternel, cité plus d’une fois. « Mille ans de joies et de peines, / Dont ne me reste la moindre trace » : ces vers traduisent, selon fiston, « le prix à payer pour vivre ».

La pomme n’est pas tombée bien loin de l’arbre. Comme « Père », Ai Weiwei se révèle un écrivain imagé, au style élégant et au riche vocabulaire. Comme lui, ses paroles et son attitude contestataire lui coûtent sa liberté de mouvement, mais lui rendent aussi la célébrité. « En tant qu’ennemi public, note-t-il, j’étais l’égal de mon père. Avec quatre-vingts ans d’écart, dans le même pays, des infractions similaires nous permettraient de nous réunir. »

L’impression de la double biographie tient à la construction du récit, pratiquement scindé en deux. Les neuf premiers chapitres sont consacrés au poète, persécuté d’abord comme communiste par le régime tyrannique de Chiang Kai-shek, puis honni comme intellectuel et accusé à tort de « droitiste » par la doctrine de Mao.

Les dix autres sections concernent l’âge adulte d’Ai Weiwei, y compris son exil à New York dans les années 1980 et son terrible séjour sous les forces de l’ordre, soit quatre-vingt-un jours décrits avec fureur et sérénité. L’homme très actif dans Twitter n’est plus alors un inconnu — il a été associé aux architectes suisses Herzog et de Meuron en vue des Jeux olympiques de Pékin en 2008, a exposé à la Documenta de 2007… L’expérience du printemps 2011 en fait néanmoins un des dissidents les plus célèbres.

« Si, dans une pièce totalement obscure, je trouve une unique bougie, je l’allumerai, répond-il à l’écrivaine qui s’inquiète pour lui. Quelle que soit la manière dont le gouvernement tentera de me faire taire, je m’efforcerai toujours de me faire entendre. »

Les pages sont ponctuées de savoureux exposés sur la politique — « la liberté que les Occidentaux chérissent tant perd son sens [s’ils] ne se bat[tent] pas pour la liberté ailleurs », lit-on. Et la création ? Ai Weiwei ne se prive pas de la commenter, appelle à un art plus spirituel, moins commercial. Connu pour ses installations démesurées et pour un doigt d’honneur qu’il a décliné sous plus d’une variante, l’extraverti personnage se dit habité d’une « aversion instinctive pour l’autorité culturelle ». Sa pratique témoigne de la vie, sans peur, car « l’art qui cherche à se distinguer de la réalité ne [l]’intéresse pas ».

Seul bémol : les nombreuses erreurs factuelles et fautes de frappe, preuve de la précipitation à publier la traduction d’un ouvrage dont l’édition originale a paru en 2021.

1000 ans de joies et de peines

★★★ 1/2

Ai Weiwei, traduit de l’anglais et du chinois par Louis Vincenolles, Buchet-Chastel, Paris, 2022, 415 pages

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