Traduire, entre l’ombre et la lumière

Selon Lori Saint-Martin, la traduction d’une œuvre de la littérature universelle permet d’accéder à un monde que le texte original ne pourrait apporter.
Photo: Valérian Mazataud Archives Le Devoir Selon Lori Saint-Martin, la traduction d’une œuvre de la littérature universelle permet d’accéder à un monde que le texte original ne pourrait apporter.

Dans l’apport discret et passionné des traductrices et des traducteurs littéraires, qui parmi les lecteurs francophones pourrait connaître Kafka, Dostoïevski, Virginia Woolf ou Mordecai Richler ? Presque personne, il faut en convenir.

Les traducteurs font éclater les frontières, ils effacent la distance entre les continents, les cultures et les langues. Ce qui ne va pas toujours sans accrochages.

 

On se souvient que le romancier d’origine tchèque Milan Kundera, dans Les Testaments trahis (1993), décortiquait notamment le sort fait à l’œuvre de Kafka et racontait avoir été traumatisé par sa propre expérience malheureuse avec certains passeurs de « contrebande » littéraire. Traduire, est-ce forcément trahir ?

Pas aux yeux de Lori Saint-Martin, professeure en études littéraires à l’UQAM, prolifique traductrice, mais également autrice (Les portes closes). Avec Un bien nécessaire, un essai sous-titré Éloge de la traduction littéraire, elle se propose de neutraliser beaucoup de faussetés véhiculées à propos de la traduction littéraire. En particulier lorsqu’on la lie « constamment et injustement à la perte et à la trahison », et qu’on n’y voit qu’une sorte de mal nécessaire.

« Il y a très peu d’essais au Québec et au Canada sur la traduction », confie Lori Saint-Martin, jointe par téléphone à Paris, où elle était de passage. « Il y a beaucoup de très bons traducteurs et traductrices au Canada, mais il n’y en a pas beaucoup qui ont commenté longuement leur pratique. Je trouvais que ça manquait. » Elle y a aussi vu l’occasion de répondre à des questions que se posent les gens sur ce travail de l’ombre, alors que ses artisans — qui sont aujourd’hui majoritairement des femmes, tient-elle à souligner — souffriraient d’un manque flagrant de reconnaissance.

Cet essai est aussi une manière de répondre aux « agressions que les traducteurs subissent », dira-t-elle. Notamment lorsque, dans les médias, on passe leurs noms sous silence. « Les gens font comme si la traduction était une opération magique, quelque chose qui se fait tout seul, alors que c’est très loin d’être le cas », poursuit-elle. Une traduction est le résultat de longues heures, de la passion et de l’investissement dans l’écriture de quelqu’un qui prend un texte déjà publié et le rend dans une autre langue.

Traduire, dit-elle

 

Pour Lori Saint-Martin, n’importe quelle traduction, « même médiocre ou incomplète », d’une œuvre de la littérature universelle propose un monde que le texte original ne pourrait nous apporter — parce qu’il resterait inaccessible à la plupart d’entre nous. « La traduction nous offre des mondes », écrit-elle encore.

L’année 2022 marquera trente ans de traduction littéraire pour Lori Saint-Martin. Depuis ce jour où elle a éprouvé un coup de foudre pour un livre, qui lui demandait d’être traduit, c’est une rencontre qui chaque fois se renouvelle. Une rencontre qu’elle décrit comme un « moment magique et aléatoire ». Comme le sont tous les coups de foudre.

Depuis, c’est une activité, ainsi qu’elle le raconte dans Un bien nécessaire, qu’elle a surtout effectuée en tandem avec son compagnon Paul Gagné. Un travail de longue haleine récompensé de quatre Prix littéraire du Gouverneur général pour la traduction de l’anglais vers le français (en 2000, 2007, 2015 et 2018).

En même temps, croit-elle, il était totalement logique qu’elle en arrive à la traduction. Comme elle est née à Kitchener en Ontario en 1959, qu’elle est passée de l’anglais vers le français dans sa vie personnelle, il était normal que cette réalité vienne aussi nourrir son parcours professionnel. Depuis le « coup de foudre initial en cinquième année du primaire quand, petite fille anglophone du sud de l’Ontario, j’ai entendu pour la première fois quelques mots de français ».

Une trajectoire unique et fascinante qu’elle racontait longuement dans l’essai autobiographique Pour qui je me prends (Boréal, 2020, réédité en poche pour l’occasion).

L’ère du soupçon

« On parle trop, en traduction, de ce qui se perd, et pas assez de ce qui se gagne », estime-t-elle. « Il y a de mauvais traducteurs et de mauvaises traductions, reconnaît Lori Saint-Martin, comme il y a de mauvais écrivains, de mauvais essais et de mauvais romans. Mais personne ne dit : cette personne est écrivaine, donc elle ne peut pas être bonne. Alors qu’il y a un soupçon qui passe en permanence sur la traduction. »

Il est passeur, interprète, truchement, bien entendu, mais le traducteur est-il lui-même un créateur ? « Absolument, croit l’essayiste. Tous les créateurs partent de quelque chose. Le romancier part d’une idée, de quelque chose qui est déjà dans sa tête. Un traducteur ou une traductrice part aussi d’une idée et de mots, mais qui sont déjà couchés sur le papier. » Elle est d’avis qu’il y a là aussi une véritable impulsion de création.

Glenn Gould n’est pas Bach, certes, admet Lori Saint-Martin, mais l’interprétation de Gould ne sera pas celle de Pinnock, de Tureck ou de Perahia. La traduction va une étape plus loin, selon elle. Alors que le musicien part des notes et rend des sons — qui sont déjà dans la partition —, passer d’une langue à l’autre exige de franchir une distance beaucoup plus grande.

À propos de certains enjeux de la diversité, l’essayiste n’hésite pas à aborder, dans Un bien nécessaire, la controverse internationale qui a entouré en 2020 la traduction de poèmes de la jeune Afro-Américaine Amanda Gorman. Un traducteur blanc peut-il traduire un auteur racisé ? La question identitaire n’est pas simple, reconnaît-elle. « Le monde de la traduction est trop blanc, il est trop uniforme, mais je pense que la traduction devrait être une affaire de passion et de connivence. »

Ce sont quelques-unes des questions que Lori Saint-Martin aborde dans cet essai. « Je ne voulais pas faire un livre universitaire. Je voulais faire un livre senti, ancré dans l’expérience et, comme la traduction, comme l’écriture, entrer dans le plaisir des mots et le plaisir de la recherche à travers les mots. »


Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Lori Saint-Martin avait remporté trois Prix littéraire du Gouverneur général pour la traduction de l’anglais vers le français (en 2000, 2007 et 2015), a été corrigée. Elle en a plutôt remporté quatre.


Un bien nécessaire. Éloge de la traduction littéraire

Lori Saint-Martin, Boréal, Montréal, 2022, 304 pages. (En librairie le 29 mars)



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