«Face à face»: des écrivains à la rencontre de leur personnage

Comment un personnage jaillit-il dans l’esprit de son auteur ? Qu’est-ce qui pousse ce dernier à faire souffrir, à mettre dans le pétrin, à tuer même, parfois, sa création ? Et une fois les livres refermés, que reste-t-il de ces fantômes de papier ?
Dans ce collectif de nouvelles intitulé 14 autrices et auteurs face à face avec leurs personnages, l’écrivaine et journaliste Sonia Sarfati a eu l’idée de s’inviter dans la chambre de création — lire dans la tête — de 14 autriceset auteurs québécois, pour mieux comprendre la relation troublante et mouvementée qui existe entre un créateur et sa créature.
Pour ce faire, elle a demandé à chacun d’entre eux d’imaginer une rencontre inédite avec un de ses personnages, le temps d’un règlement de comptes, d’un procès, ou peut-être même d’un nouveau coup de foudre.
« Avec la pandémie, je me suis retrouvée, comme beaucoup de gens, seule avec moi-même, souligne SoniaSarfati, attablée dans un café sur le Plateau Mont-Royal. Je me suis dit que ce serait l’occasion idéale deretrouver les personnages de mes livres jeunesse. C’est drôle à dire, mais j’ai parfois l’impression qu’ils m’en veulent de les avoir laissés tomber, comme s’ils me murmuraient à l’oreille de reprendre leur histoire. »
C’était sans compter le manque total d’inspiration qu’entraînerait chez elle la situation sanitaire. « J’étais incapable d’écrire. Je me suis dit, méchamment, que j’allais laisser écrire les autres , ajoute-t-elle avecun air malicieux. Hantée par mes propres héros, je me suis demandé comment d’autres écrivains abordaient cette relation. »
Carte blanche
Ont répondu à l’appel : les romancières et romanciers Raphaëlle B. Adam, Natasha Beaulieu, Roxanne Bouchard, Luc Chartrand, Patrice Godin, Catherine Lafrance, Samuel Larochelle, Annie L’Italien, Stanley Péan, Nathalie Roy, Patrick Senécal et Ghislain Taschereau, la bédéiste Boum, ainsi que la journaliste Nathalie Petrowski.
Ces autrices et auteurs d’horizons variés ont tous au moins un point en commun : ils entretiennent une relation avec des personnages récurrents, que les lecteurs seront susceptibles de reconnaître. « Le plus simple aurait été d’inviter des autrices et des auteurs de romans policiers, puisqu’ils écrivent souvent sur le même inspecteur. J’ai plutôt imaginé un concept plus éclaté, pour décliner le thème de différentes façons. Comment quelqu’un qui donne dans la fantaisie, comme Natasha Beaulieu, s’approprierait-il le sujet ? Quelqu’un en chick lit, en bande dessinée, en horreur ? »
Au-delà de la contrainte de la rencontre, Sonia Sarfati a donné carte blanche à ses créateurs quant au choix du personnage et de la forme du texte. Ainsi, Raphaëlle B. Adams a plutôt choisi de croiser le fer avec Riverbrooke, une ville mirage à laquelle est entièrement consacré son recueil Servitude (Triptyque, 2020). Roxanne Bouchard, de son côté, s’est immiscée dans l’une des scènes de son dernier roman, La mariée de corail (Libre expression, 2020). Patrice Godin, dans sa rencontre avec son personnage d’Alexia Tremblay, une ancienne escorte de luxe transgenre, en a profité pour détailler son processus de création.
« Fantômes ou miroir »
C’est d’ailleurs Patrice Godin qui, dans les premières lignes de sa nouvelle Alexia dans la nuit, pose la question qui explicite le mieux la motivation derrière ce collectif : « Vous êtes là, fantômes ou miroir. »
« On découvre, à la lecture, que c’est toujours un peu des deux, souligne Sonia Sarfati. Comme lecteur, on a souvent le réflexe d’identifier l’auteur à ses créations. Personnellement, j’ai l’impression que mes personnages sont plus des fantômes. Je les entends dans mon esprit, et ce sont eux qui mènent la barque. Mais il y a toujours un rapport à nous, même dans les personnages qui semblent être nos opposés. C’est normal, ils viennent de nous. »
À travers le dialogue et les confrontations avec leurs personnages, les autrices et auteurs nous offrent une incursion privilégiée au cœur de leur processus créatif et de la lutte avec soi-même qu’il exige au quotidien. « On perçoit les doutes et les remises en question qui animent la création. Ça relève presque de la magie, c’est fascinant », ajoute la directrice du collectif.
En dépit du fait que les collaborateurs évoluent tous dans des démarches et des genres différents, leurs questionnements, eux, se recoupent à plusieurs endroits. Plusieurs d’entre eux, par exemple, entament une réflexion sur la culpabilité qu’ils ressentent envers ce qu’ils ont fait vivre à leurs personnages.
Dans la nouvelle Révisionnisme, Patrick Senécal rencontre Yannick qui, dans 5150, rue des Ormes (Guy Saint-Jean éditeur, 1994) se retrouve à l’hôpital psychiatrique — castré de surcroît — après un séjour dans une famille de psychopathes. Peu satisfait de son sort, Yannick ne fait pas montre de douceur pour demander réparation — à l’image de son créateur. Paul Carpentier, journaliste déchu imaginé par Luc Chartrand, rêve aussi de s’extirper des griffes de son auteur pour retrouver sa liberté. À quelques reprises, les personnages exigent également une vie sexuelle plus débridée.
« Ça m’a rassurée de voir que je ne suis pas la seule à penser que mes personnages auraient quelque chose à me reprocher, indique Sonia Sarfati dans un éclat de rire. En littérature jeunesse, souvent, les protagonistes évoluent peu d’un livre à l’autre. Ils sont d’éternels enfants. C’est pourquoi ils me tapent sur la tête pour écrire une suite. »
L’écrivaine se réjouit tellement du concept de Face à face qu’elle rêve déjà à un deuxième tome. « J’ai déjà plusieurs autres auteurs en tête. Je croise les doigts pour que les lecteurs soient au rendez-vous. »
Sonia Sarfati interroge la journaliste (fictive) Chloé Simmons
« Chloé Simmons, journaliste en herbe dans Quatre contre les loups (Éditions de l’Homme, 2017), est probablement le personnage qui me ressemble le plus — sauf qu’elle fait du BMX alors qu’à son âge, je me déplaçais en skateboard », affirme l’autrice Sonia Sarfati. Ici, c’est à son tour de lui poser quelques questions.
Sonia. M’en veux-tu de t’avoir « flushée » trois fois de mon roman avant d’enfin comprendre pourquoi tu persistais à te pointer dedans ?
Chloé. Je suis surtout surprise de ton aveuglement : mon rôle sautait aux yeux ! La présence d’un geek/hackeur ou, mieux, d’une geekette/hackeuse, est essentielle pour coordonner le travail de tout groupe de superhéros. T’sé, Overwatch, dans Arrow ! Puis ne m’as-tu pas prénommée Chloé en hommage à la rédactrice en chef du journal du lycée dans Smallville ?
S. Euh, non ! Tu t’es pointée dans ma tête avec ton prénom, puis tout le reste. Et, puisqu’il est question de journalisme (note comment je fais le lien), depuis qu’on s’est « quittées », as-tu pris plus d’assurance et te sens-tu moins gênée de poser des questions en conférence de presse ? Si oui, dis-moi donc comment tu as fait !
C. [silence accablé] Ne me dis pas que tu es encore comme ça à ton âge ? ! Moi, j’espérais que ça me passerait un jour, bientôt, de préférence… mais vue d’où je viens — de toi, quoi ! — est-ce que je dois me considérer comme une cause perdue ?
S. Es-tu folle ? Jamais de la vie ! Tu vas développer d’autres moyens d’avoir les réponses à tes questions, je t’en passe un papier. Fais-toi-moi-nous confiance. Et, parlant de questions (note encore le lien), si ce n’est pas trop indiscret, que s’est-il passé entre Felix et toi quand vous êtes entrés, main dans la main, dans la maison hantée ? Je veux juste vérifier si ma version des faits est exacte.
C. Ça, c’est pas de tes affaires. Si tu veux le savoir, il va falloir que la « toi » journaliste pose la question à la « toi » autrice. Et à partir de là, j’interviens plus. Ça fait un peu trop de monde dans une seule tête.
S. Si tu savais…
Sonia Sarfati