L’expérience de la laideur

Kareen Martel, autrice de l’essai «Laideronnie», dit avoir subi une intervention chirurgicale lorsqu’elle était jeune, car elle se faisait traiter de «laide».
Photo: Mariane Tremblay Kareen Martel, autrice de l’essai «Laideronnie», dit avoir subi une intervention chirurgicale lorsqu’elle était jeune, car elle se faisait traiter de «laide».

Adolescente, Kareen Martel était très maigre. Durant trois ans, elle a porté des broches pour redresser ses dents, et a même dû subir une intervention chirurgicale consistant à casser sa mâchoire pour que son menton ne rentre plus indûment vers l’intérieur.

En deux mots, Kareen Martel dit qu’elle était laide. Au point de se le faire crier dans la rue. Au point de raser les murs pour qu’on ne la regarde pas. Elle a eu besoin d’en parler dans son essai Laideronnie, qui paraît aux éditions Somme toute.

La laideur dont elle parle, c’est une expérience qui finit par être intériorisée, mais qui demeure essentiellement dictée par les autres.

« On dit souvent que les goûts sont personnels, dit-elle. Mais, au sein d’un même groupe, on a une idée générale de qui sont les beaux, les moyens, les laids. »

Elle l’admet en entrevue. Ça n’est pas tant son propre miroir que le regard des autres qui la renvoyait invariablement en « laideronnie ». Comme si l’accès à un beau visage était un droit, qu’elle bafouait par sa seule présence.

« Quand on est laid, c’est comme si on était moins humain, mentionne-t-elle. C’est comme si on choquait. Comme si les gens avaient le droit de poser leurs yeux sur un beau visage. Ils sont frustrés contre nous. »

Or, des études de psychologie ont déjà démontré que plus un visage est moyen, plus il est considéré comme beau. « C’est dommage, se désole-t-elle. C’est comme une forme de paresse, de choisir le “plus moyen” comme étant le plus beau. »

Après son opération chirurgicale, survenue à l’entrée dans l’âge adulte, Kareen Martel ne s’est plus fait traiter de « laitte » ouvertement comme dans le passé. Mais elle ne peut s’empêcher de se demander si ce n’est pas plutôt parce que les adultes expriment moins ouvertement leur jugement que les enfants.

Les perspectives de carrière pour les personnes « laides » sont d’ailleurs 8 % moins élevées que pour les autres, avance-t-elle. Elle cite à ce sujet l’économiste Daniel S. Hamermesh, auteur du livre Beauty Pays  Why Attractive People Are More Successful. « Pour des personnalités publiques comme Safia Nolin [qui signe la préface du livre], les conséquences peuvent être dévastatrices. »

Un récit d’émancipation

En écrivant ce livre, Kareen Martel a tenté d’abord de s’attaquer à sa propre laidophobie. « J’ai des réactions laidophobes, dit-elle. J’essaie de cacher ma propre laideur. Je voulais déconstruire ma propre laidophobie. Aussi parce que j’ai une fille adolescente […] Je voulais participer à cette réflexion sur la laidophobie. »

Sa propre laideur, si elle n’est plus aussi voyante que par le passé, qui maintenant peut « passer pour moyenne », admet-elle, continue aujourd’hui de lui faire courber le dos, de lui faire éviter de parler en public. La laideur, dit-elle, a été fondatrice de son identité.

Or, elle continue de la combattre, en teignant ses cheveux ou en s’épilant les jambes, autant de soins du corps qui ne lui procurent aucun plaisir, outre le fait de chercher à se faire accepter.

Elle relève d’ailleurs avec à-propos les incohérences de cette tyrannie de la beauté. « On souligne la beauté des longues jambes, mais pas celle des longs nez. On veut de grands yeux, mais de petites oreilles. On célèbre les gros seins et les grosses lèvres, on en vend même, pas les gros ventres. On valorise les chevelures épaisses, à coups de shampoings pour les renforcer, tandis qu’ailleurs sur le corps, on retire la pilosité à grands frais et dans les pires douleurs. J’y vois un arbitraire soutenu par le capitalisme et le patriarcat qui ferait rire s’il ne faisait pas tant souffrir », écrit-elle.

Ce récit se veut donc aussi pour elle une sorte d’émancipation. Un affranchissement des chaînes invisibles du regard des autres. « Au début, j’avais honte de dire de quoi mon livre parlait. J’ai commencé par dire que ça parlait d’intimidation. J’avais honte de dire qu’on m’avait traitée de laide », raconte-t-elle.

Aujourd’hui, elle en appelle plutôt de la laideronnie, cette communauté de gens qui se sentent laids et qui peuvent s’apporter du réconfort. Car il reste que la laideur demeure une réalité subjective. « Il y a des personnes qui se sentent laides mais qui ne sont pas laides et des personnes laides qui ne se sentent pas laides », reconnaît-elle.

« En laideronnie, on craint moins de vieillir, de ne plus être jolie ou attirante. On n’a jamais eu ce privilège. C’est un poids de moins », écrit-elle. Dans cette communauté, « on partage une culture, une façon de penser, de se déplacer, de considérer l’espace et les interactions ». « J’aspire à être solidaire des laides, qui plus est des vieilles laides, et à en être fière. »

Kareen Martel aime penser que la laideronnie « est une espèce de sous-culture, où il y a plus d’empathie pour ce vécu de discrimination ».

Dans son Histoire de la laideur, Umberto Eco écrit que « le concept de laideur, comme d’ailleurs celui de beauté, est relatif aux diverses cultures, mais aussi au temps ». Comment, alors, ne pas rêver à une société qui en bouleverserait les critères ?

« J’ai envie de continuer à m’aimer, de me trouver adéquate, désirée et désirable », écrit Safia Nolin dans sa préface au livre. C’est le travail d’une vie.

Laideronnie

Kareen Martel, Éditions Somme toute, Montréal, 2022, 117 pages.



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