Compagnons d'un été - V. S. Naipaul, L'explorateur des ténèbres
Tant de livres à lire. Tant d'écrivains à découvrir, à re-connaître, à fréquenter. Et ces auteurs célèbres que tout le monde semble avoir lus! Comment s'y repérer? Chaque samedi au cours de l'été, le cahier Livres fait le portrait d'un romancier de réputation internationale et de son univers, en prenant appui sur son plus récent titre. Neuf rendez-vous, neuf écrivains. Autant de compagnons d'un été.
De même qu'on a pu voir en Thomas Bernhard le contempteur féroce de l'Autriche contemporaine, on peut affirmer que le Trinidadien d'origine indienne V. S. Naipaul est l'explorateur inlassable de nos ténèbres parce qu'en effet ce prosateur, à la fois admiré et détesté, n'a pas enquêté seulement sur l'univers colonial où le hasard l'a fait naître, mais aussi sur les continents en proie aux haines raciales, aux fanatismes idéologiques ou religieux et au déclin spirituel.Si le jury du prix Nobel a tardé à reconnaître la place qu'il occupe dans la littérature contemporaine, c'est sans doute en raison d'une attitude dérangeante: de tous les écrivains qui ont abordé les problèmes majeurs de notre temps, il est le moins aligné, le plus imprévisible aussi, bien qu'il se veuille un observateur plutôt qu'un polémiste. Drôle de témoin qui a choisi de regarder le monde, et pas seulement la partie du monde à laquelle le rattachent ses origines, sans l'écran commode d'une idéologie. On dira, on l'a déjà dit, que ce refus de souscrire à une lecture toute faite de la réalité est un choix idéologique. On dit n'importe quoi pour ne pas reconnaître la justesse et la lucidité d'un esprit libre. Un critique, j'oublie s'il est britannique ou américain, a même poussé l'aveuglement jusqu'à voir de la misogynie dans une scène de son roman Guérilleros (1) où l'amante anglaise du gourou islamisant d'une commune agricole est sodomisée de force, puis assassinée par ce dernier. Il est pourtant évident que cette issue fatidique s'inscrit dans la logique de rapports pervertis par le contexte chaotique des tensions raciales et du délire révolutionnaire qui sont au centre des oeuvres du Naipaul de cette époque. Mais, comme il le dit lui-même, l'impérialisme ne meurt pas avec les empires, et quand on est dans le camp des dominants, on préfère ne pas voir les effets pernicieux de la domination ou bien, pour se donner bonne conscience, comme Jane, l'amante anglaise assassinée, on épouse le combat douteux de n'importe quel Black Power.
Ce n'est pas là le seul reproche qu'on a adressé à cet exilé qui a choisi l'Angleterre comme terre d'exil parce qu'il avait besoin d'une société stable, dotée d'institutions intellectuelles, et d'un public, pour devenir écrivain, pour ne pas mourir étouffé comme son père dans le double isolement insulaire et racial de Trinidad. Sur tout cela il a écrit un texte limpide et inspiré, intitulé Prologue pour une autobiographie, qu'on trouve dans Sacrifices (2). Dans son grand livre, roman-essai à forte teneur autobiographique, L'Énigme de l'arrivée (3), il approfondira sa méditation sur la nécessité de cet exil et le désenchantement qu'il a connu dès son arrivée à Oxford où il a terminé ses études. Désenchantement qu'il a tenté de surmonter, des années plus tard, en trouvant refuge dans la campagne du Wiltshire, mais là encore, malgré le charme de ce paysage qui ressemble aux tableaux de Constable, il a renoué avec «la sensation de flottement» qui est le lot, selon lui, des coloniaux condamnés à demeurer étrangers partout, même à cette Angleterre engagée dans un lent déclin et qui ne correspond pas aux rêveries anglaises du jeune lecteur de Dickens et de Hardy qu'il a été. Ce décalage donne à son livre sa tonalité mélancolique et «sa calme grandeur», pour reprendre la formule d'un critique.
Je n'ai pas lu tout Naipaul, et je dois admettre avoir été moins sensible à la veine comique de ses livres de jeunesse, Le Masseur mystique (4), Miguel Street (5) et même Une maison pour M. Biswas (6) dont le succès l'a fait connaître un peu partout. C'est sa période Dickens, pourrait-on dire. Et puis il y aura les périples épuisants en Inde, en Afrique, dans les pays asiatiques convertis à l'Islam, en Amérique latine, où il acquerra une conscience aiguë de ce qu'il appelle «l'incomplétude coloniale». Et la dimension tragique s'amplifiera au détriment de la dimension parodique de ses débuts. Guérilleros a été ma porte d'entrée dans son univers. Dès les premières pages de ce livre d'un auteur que je ne connaissais alors que de nom, j'ai su que je ne serais pas un hôte de passage, qu'un rapport de profonde connivence avait fait de moi un de ses fidèles lecteurs.
Sa technique narrative, marquée par le cinéma, m'a tout de suite séduit, de même que son pouvoir d'évocation fait d'images très fortes et une écriture transparente, composée de «mots qui sont comme des vitres» à travers lesquelles il nous offre d'intenses représentations d'une Histoire incarnée dans de nombreux destins individuels, qu'il s'agisse de romans africains comme le troublant À la courbe du fleuve (7) ou Dans un État libre (8), ou de récits de voyage, qui sont en même temps des enquêtes et des essais où, avec le temps, l'auteur laisse la parole à des témoins la plupart du temps anonymes, mais que l'art du romancier transforme en personnages immédiatement présents. Dans la fiction comme dans l'essai, ce n'est pas le point de vue de Naipaul qui domine, bien qu'il s'insinue dans la narration, mais celui, polyphonique, d'une foule bigarrée d'individus. Lui, le narrateur, cherche obstinément, dans la confusion et l'opacité du présent, un sens ou un centre, s'il en est, à tout le moins la lueur d'un espoir qui ne soit pas un leurre.
Étranger partout
Drôle de renégat que cet homme malade — la pollution des villes indiennes ravive son asthme — retournant en Inde après un premier voyage éprouvant où il espérait mieux se comprendre en foulant la terre natale de sa famille, mais supportant mal l'odieux système des castes, la misère matérielle et l'immobilisme spirituel d'une culture dépourvue, selon lui, de toute vitalité intellectuelle. Dans sa troisième enquête, L'Inde: un million de révoltes (9), si son regard est moins sévère que dans les précédentes, qui avaient déplu «aux amoureux de l'Inde resplendissante», c'est qu'il y a observé un réveil prometteur. Ses détracteurs, qui lui reprochaient d'avoir une vision occidentale et donc faussée des pays en voie de développement, l'accusent maintenant d'avoir dilué son fiel pour convaincre le jury de Nobel de sa bonne volonté. Mais ce qu'un lecteur libre constate, c'est qu'aujourd'hui comme hier Naipaul est guidé par un sens de la justice et une rationalité qui le rendent allergique à tout romantisme, qu'il soit révolutionnaire ou libéral, à toute forme d'exaltation raciale (dont les communautés indiennes ont souvent fait les frais, dans les Antilles comme en Afrique), et à tout fanatisme religieux. Il n'a jamais caché d'avoir repris à son compte certaines valeurs occidentales qui lui semblent porteuses d'universalité et qui l'ont aidé à se faire Un chemin dans le monde (10), pour reprendre le titre d'un essai récent, étonnant et très instructif recueil d'historiettes où il poursuit son enquête sur la Caraïbe, mêlant souvenirs personnels et reconstitutions biographiques notamment de Sir Walter Raleigh et du révolutionnaire vénézuélien Francisco Miranda, tous les deux ayant en commun avec Christophe Colomb d'avoir échoué dans le golfe de la Désolation.
Je n'ai pas lu, mais je le ferai un de ces jours — l'actualité m'y poussant assez fortement —, ses deux enquêtes sur les populations asiatiques de foi musulmane, Crépuscule sur l'Islam et Jusqu'au bout de la foi (12). Là encore il a déplu en montrant la réalité dans un éclairage un peu trop cru pour certains bien-pensants qui refusent de le suivre quand il affirme que l'Islam est le plus intransigeant de tous les impérialismes, parce qu'il exige une soumission aveugle et substitue l'obsession religieuse à la culture. L'actualité lui donne hélas partiellement raison. Voilà qui explique peut-être qu'il ne soit pas davantage lu, la plupart des lecteurs préférant les amuseurs qui se donnent à voir aux écrivains qui donnent à voir l'humaine condition. L'un de ses essais les plus percutants porte sur l'Argentine — je l'ai relu au moment où on nous présentait un spectacle inspiré d'Eva Peron, puis lors de la récente débandade économique —, et Naipaul se demande comment ce pays si plein de ressources a pu en arriver à végéter de la sorte (rappelons qu'on est en 1974). Il conclut, au terme de son enquête, que l'Argentine n'a pas encore assumé son passé colonial et qu'elle demeure paralysée par un rêve de grandeur dont la légende péroniste a été tout à la fois le succédané et la caricature.
Il égratigne au passage maître Borges qui, bien qu'antipéroniste, représente bien ce peuple amnésique qui a fait du gaucho un héros national pour évacuer le souvenir gênant des peuples aborigènes dépossédés de leur territoire, puis exterminés. Sur le sort des aborigènes il revient dans maints ouvrages, car c'est pour lui l'un des grands scandales de l'histoire coloniale; il y revient encore dans son discours de Stockholm, rappelant que le nom de sa ville natale est la seule trace qui reste de l'existence des Chaguanes: «Désormais, écrit-il, tout leur savoir, tout ce qui les concerne, a disparu à jamais.»
D'une manière plus générale, ce qu'il reproche à notre époque dite planétaire, c'est de ne pas avoir une conscience vraiment universelle, de vivre dans le vase clos de sa culture, comme si le reste de l'univers n'existait pas ou ne comptait pas. Et s'il reconnaît un mérite à Conrad, autre exilé qui a choisi l'Angleterre comme terre d'adoption et l'anglais comme moyen d'expression, c'est justement d'avoir été le premier écrivain occidental à considérer les Asiatiques, non pas comme une toile de fond romanesque, mais comme des individus. Dans cet essai, qu'on trouve dans le recueil intitulé Le Retour d'Eva Peron (13), il prétend que Conrad a écrit une oeuvre déjà conçue en quelque sorte, tellement préméditée qu'il ne risquait pas de s'égarer «au coeur des ténèbres» où il avait pourtant l'audace d'entraîner son lecteur.
Dans la panique
Je parle, je parle, et l'espace qui me reste m'est compté, et je n'ai encore rien dit de ce qui me semble être le fil conducteur de cette oeuvre née dans la panique, selon Naipaul, et la nécessité de connaître pour enfin comprendre ce monde étrange et étranger qui est le sien et le nôtre — il n'y a qu'un seul vaste monde ou alors c'est Babel. Et cette vérité maîtresse, on la trouve dans «la sensation de flottement» qu'éprouve l'ancien colonial prenant conscience, après un long et douloureux apprentissage du mode de vie britannique, d'être un orphelin où qu'il aille, aussi loin qu'il plonge dans le passé, aussi loin qu'il se projette dans son oeuvre, d'où le sentiment persistant d'une désolation présente dans ses nouvelles et ses romans, dans ses essais aussi, où le mot lui-même est fréquemment employé. C'est à cette désolation très tangible, même quand la beauté du paysage africain ou anglais est décrite avec une amoureuse précision, que se trouve confronté plus fortement que jamais le narrateur-écrivain de L'Énigme de l'arrivée, le grand livre de Naipaul, celui que je relis sans qu'il perde de sa fraîcheur, avec parfois une pointe de jalousie, je dois l'avouer.
Cette désolation, on comprendra que je m'y attarde parce qu'elle n'est pas seulement l'assise de la méditation de Naipaul sur notre monde chaotique, privé de sens commun, livré qu'il est aux impotents spirituels qu'on mandate ou qui se mandatent eux-mêmes pour jouer avec notre destin, mais aussi le visage que prend notre quotidien. Et ce visage, Naipaul nous le montre avec ce tonifiant sens du concret qui est la marque du grand romancier et du visionnaire qu'il est devenu. Dans L'Énigme de l'arrivée, le narrateur malade et dépressif n'a justement pas d'autre recours contre sa désolation intérieure que de la projeter, comme son observation maniaque du monde extérieur l'y invite, sur le jardin en friche, les bâtiments qui menacent ruine, les vallées du Wiltshire si bucoliques en apparence, mais rongées par le temps, par l'incurie de ceux qui y vivent, des gens qui, pas plus que lui, découvre-t-il peu à peu, ne jouissent de l'illusion d'une quelconque pérennité.
Car l'histoire humaine, c'est également cette usure du monde, sa lente dégradation, la perte de la mémoire individuelle et collective, contre quoi l'écrivain ne peut rien sinon en témoigner avec résignation s'il est pessimiste, une tare aux yeux de ceux qui voudraient oublier tout ça et surtout qu'on ne le leur rappelle pas. Naipaul croyait qu'en adoptant un pays de vieilles et solides traditions il n'écrirait pas sur du sable, en quoi il se trompait peut-être, car même le marbre des empires devient poussière. Mais cela, il l'a appris à ses dépens, et il a beau voir son refuge campagnard se désintégrer et son amour pour lui refroidir, il continue de percevoir, au-delà de la banalité apparente de la réalité, son fragile rayonnement, qui est la matière même de l'écriture.
Dans les plus récents entretiens qu'on vient de rassembler sous le titre Pour en finir avec vos mensonges (14), il émet des doutes sur la capacité du roman tel qu'on l'a pratiqué jusqu'à maintenant de se renouveler de manière à rendre compte de la complexité du monde actuel. «Le récit est vaste, il vous entoure tout le temps. L'intrigue est tellement secondaire...» Qu'il s'agisse là d'un problème personnel, comme on serait tenté de le prétendre, il n'en reste pas moins qu'il n'a cessé, depuis L'Énigme de l'arrivée, de chercher dans une forme hybride d'écriture une approche élargie du réel ténébreux où il n'a manifestement pas renoncé à s'aventurer, bien qu'il se déclare fatigué, usé même, par ce travail acharné et solitaire qui consiste à regarder, à écouter, puis à retranscrire non selon un modèle éprouvé, mais selon un modèle en voie de développement, comme son pays natal.
Pour finir, car il le faut bien, même si tant de choses n'ont pas été dites, je me demande avec lui pourquoi un écrivain originaire du Tiers-Monde n'aurait pas droit, tout autant qu'un écrivain occidental, de critiquer sa société, ni pourquoi il ne pourrait pas dire tout ce qu'il pense, le pire comme le meilleur, de notre monde où tant de plumitifs ne pensent pas ce qu'ils disent, se contentant de répéter les clichés qu'on attend d'eux et créant ainsi de la désolation au lieu de la montrer. Le pessimiste Naipaul ne m'a jamais découragé d'écrire ni de vivre; bien au contraire, sa fréquentation m'a incité à ne pas renoncer à mes propres exigences, à commencer par le plus total respect pour la vie concrète sans quoi l'histoire humaine devient une lassante abstraction.
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(1) Éditions 10/18, no 2682.
(2) Albin Michel, 1984.
(3) Éditions 10/18, no 2282.
(4) Éditions 10/18, no 2468.
(5) Éditions 10/18, no 2530.
(6) Collection L'Imaginaire, Gallimard, 1985.
(7) Livre de poche, no 5879.
(8) Éditions 10/18, no 2948.
(9) Plon, 1992.
(10) Éditions 10/18, no 3348, 2001.
(11) Albin Michel, 1981.
(12) Plon, 1998.
(13) Éditions 10/18, no 2005, 1989.
(14) Anatolia/Éditions du Rocher, 2002.
André Major est écrivain. Dernier titre paru:
Le Sour