Société - Le retour de la religion

La sécularisation progressive des institutions et des normes dans les sociétés modernes est depuis longtemps interprétée comme un processus à la fois inéluctable et universel: le désenchantement du monde, selon l'expression d'abord introduite par Max Weber et reprise brillamment par Marcel Gauchet, serait un processus irréversible et il affecterait, suivant des rythmes propres à chacune, toutes les sociétés humaines pénétrées par les idéaux de la modernité. Cette sécularisation n'implique pas la mise au rancart de la métaphysique ou de la foi en Dieu, elle impose seulement un détachement social, touchant tous les registres de l'activité, de l'autorité des religions, et la mise en oeuvre d'une économie de la séparation des fonctions. Max Weber consacra de nombreuses études aux relations de plusieurs religions avec les sociétés dont elles étaient le noyau symbolique — son Confucianisme et taoïsme, récemment traduit (Paris, Gallimard, 2000) est un exemple remarquable de sa méthode — et son constat était toujours le même: malgré les résistances souvent farouches de plusieurs sociétés à l'égard de ce processus de détachement, elles connaîtraient toutes un déclin constant du pouvoir de la religion.

Un des théoriciens les plus importants dans ce domaine de la sociologie de la religion, l'Américain Peter L. Berger (La religion dans la conscience moderne, Paris, 1971), après avoir, durant un quart de siècle, défendu lui aussi cette thèse, pense maintenant qu'elle a conduit à des prévisions erronées, et que la situation actuelle se caractérise plutôt par un regain du religieux, quasi universel, et par un mouvement de contre-sécularisation au sein même des sociétés les plus imprégnées de modernité. Le recueil qu'il présente aujourd'hui contient beaucoup d'éléments qui illustrent ce processus de «réenchantement du monde», mais on ne peut pas dire que la démonstration soit entièrement convaincante. Critique de la théorie de la sécularisation, Peter L. Berger esquisse un cadre global, au sein duquel la résurgence du religieux apparaît à la fois comme un refus du relativisme moderne et comme une réaction naturelle à l'érosion du sens et de la communauté. Selon lui, la sécularisation est perçue presque partout comme le monopole d'une élite scolarisée, contre laquelle une réaction populiste et communautaire se renforce par son recours au religieux. Le XXIe siècle sera plus religieux, ce qui n'exclut pas que plusieurs sociétés évoluent vers une laïcité plus affirmée.

Six chapitres, confiés à d'excellents spécialistes, viennent illustrer la force de ce processus de résurgence. Tous écrits dans une perspective rigoureusement sociologique (si on met à part le chapitre sur le judaïsme, franchement apologétique), ces études dressent des portraits passionnants de l'impact politique des religions dans des sociétés complexes: d'abord, la réinterprétation du catholicisme sous le pontificat de Jean-Paul II, qui se caractérise par une universalisation de la mission d'évangélisation, revue comme devoir moral d'universalisation des droits de l'homme, et une adaptation à l'ère des communications (George Weigel); ensuite une étude de la poussée évangéliste, dont le phénomène pentecôtiste et charismatique constitue la force la plus nette, autant dans les sociétés latino-américaines que presque partout ailleurs.

Le chapitre sur le judaïsme, rédigé par le grand rabbin de Londres, Jonathan Sacks, présente certes les ferments du renouveau de l'orthodoxie, mais il expose d'abord les risques d'extinction de la foi juive, et son approche est presque un appel à retourner à la tradition. Cette analyse tendrait plutôt à montrer les forces de sécularisation à l'oeuvre dans les communautés de la diaspora, et la nécessité de maintenir les relations les plus intimes avec l'orthodoxie pratiquée en Israël pour éviter l'érosion totale.

L'exception européenne

Le chapitre sur l'Europe présente évidemment le cas d'exception: les chiffres montrent que partout dans les pays d'Europe la religion a perdu son pouvoir structurant non seulement sur la vie collective, mais aussi sur la vie privée (rites de passage, éducation, etc.). Pourtant, l'analyse de Grace Davie (nourrie des riches travaux de Danièle Hervieu Léger) se veut attentive à l'existence des minorités religieuses et à la profondeur de l'enracinement judéo-chrétien pour tout ce qui concerne la culture. Si l'Europe semble le seul vrai exemple de société sécularisée, c'est qu'elle aurait intégré plus rigoureusement les idéaux de la modernité, mais sans éliminer la fonction du religieux dans l'élaboration du symbolique. Il serait en effet difficile d'évoquer un réenchantement du monde en Europe, mais rien n'indique que le modèle européen soit stable au point de conduire à l'élimination du religieux.

En abordant la Chine et le Tibet, on pénètre le contexte de sociétés autoritaires, où la répression du religieux continue de s'exercer en vertu même de la rationalisation interprétée à la lumière du communisme. Paradoxalement — c'est ce que fait voir Tu Weiming — cette rationalisation a pour effet de stimuler une réinterprétation des héritages traditionnels, confucéens et taoïstes, tout en abandonnant à la sphère privée la vaste expérience du bouddhisme. Il suffirait, comme c'est le cas en ex-Union soviétique ou en Pologne, que le verrou anti-religieux saute pour qu'on assiste à un vaste processus de réappropriation des traditions pour lutter contre la mercantilisation de toute la société.

Le dernier chapitre est à la fois le plus simple et le plus complexe; s'il est aisé de caractériser les sociétés islamiques comme des sociétés encore dominées par l'emprise du religieux — et c'est le cas pour les sociétés captives du fondamentalisme —, il est moins facile de dire en quoi l'Islam politique détermine l'avenir de ces sociétés et les empêcherait, pour ainsi dire a priori, d'accéder à la modernité. L'auteur, Abdullahi A. An-Na'im, pense que plusieurs exemples d'une laïcité islamique orientent au contraire vers une évolution sécularisante, et cela en dépit des crispations et des lenteurs observées par tous ceux qui étudient l'Égypte ou l'Indonésie.

Ce recueil, il faut y insister, est un chef-d'oeuvre de clarté: les synthèses sont lumineuses, et les bas de page montrent l'intensité des efforts actuels pour comprendre ces évolutions imprévues. Mais on ne peut éviter, si on tient compte du fait qu'aucune étude n'est consacrée aux sociétés d'Amérique du Nord et de l'ex-Union soviétique, une impression de partialité: si l'islamisme et le fondamentalisme ne sont pas le dernier retranchement du religieux, comme le soutiennent les nouveaux critiques de la sécularisation, leur extension n'est-elle pas plus le signe d'une résistance farouche à la modernité que la preuve d'un processus de réenchantement? Ce recueil montre plutôt la lenteur et la complexité du processus de sécularisation, il montre aussi la force du sentiment religieux dans toutes les sociétés qui cherchent à l'étouffer ou qui produisent des modèles d'autorité normative coupés des bases populaires, comme c'est le cas des technocraties.

Signalons en terminant un vaste panorama de cette résurgence religieuse dans un ouvrage — coiffé d'un titre malheureux, au risque d'occulter son propos — qui tente une recension thématique des spiritualités contemporaines: recherches mystiques, humanisme, traditions spirituelles des grandes religions, néo-paganisme. L'auteur, Jean Vernette, est un bon connaisseur de la scène religieuse, le tableau qu'il brosse est très complet et sa complexité donne le vertige. Au moment où il est question de penser un enseignement culturel des religions pour les élèves du cours secondaire, cette synthèse, animée d'un projet critique, donne une mesure des enjeux et de la tâche redoutable qui consistera à présenter de manière équilibrée les héritages, les différences et les dérives associées aux sectes et aux gnoses qui pullulent actuellement.

Le Réenchantement du monde
Peter L. Berger
(sous la direction de)
Traduit et présenté par Jean-Luc Pouthier
Bayard
Paris, 2001, 185 pages

Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas
Jean Vernette
Presses universitaires de France
Paris, 2002, 209 pages

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