Dennis Lehane en est à son quatrième titre traduit en français et force est d'avouer que sa plume m'était, jusqu'à ce jour, encore inconnue. Pourtant, son nom circule dans les milieux du noir amerloque où on l'a avantageusement comparé à Chandler, Parker et MacDonald, rien de moins. On dit de Lehane qu'il est leur fils spirituel, comme on dit que Connelly est le nouveau Chandler et Ellroy le nouveau Jim Thompson. Il faut se méfier de telles comparaisons, certains éditeurs ayant la vilaine habitude de tuer trop souvent l'écrivain dans l'oeuf à force de lui trouver des parentés pompeuses.

Mais Lehane soutient bien la comparaison et Mystic River, son nouveau polar, est vraiment à la hauteur du branle-bas de superlatifs dont on a affublé ce jeune auteur.

L'histoire débute en 1975, alors qu'éclate une banale bagarre de rue entre jeunes, impliquant Sean Devine «le raisonnable», Jimmy Marcus «la tête brûlée» et Dave Doyle «le timoré». Une voiture passant par là s'arrête: ses passagers se prétendent de la flicaille et embarquent Dave, soi-disant pour le ramener chez lui. Ce dernier ne réapparaît que quatre jours plus tard, victime d'un groupe de pédophiles, événement qui fait basculer sa vie et celle des autres. Les trois adolescents se séparent alors pour ne plus se revoir, histoire d'oublier ce triste épisode et de faire leur vie en marge de ce douloureux souvenir qu'ils partagent malgré eux.

Vingt-cinq ans plus tard, ils sont mariés, ont des marmots et se la coulent relativement douce. Sean est flic, Marcus ex-star de baseball, tandis que Dave s'occupe d'un marché d'alimentation après avoir été chef de gang et goûté à la prison. Mais voilà que tout bascule de nouveau lorsque Katie, la fille aînée de Jimmy, est assassinée. Et que les trois comparses se retrouvent, alors que Sean enquête sur cette triste affaire qui fait resurgir la douleur d'un passé qu'on a tenté en vain d'enterrer. Les eaux glauques et troubles de la Mystic River du titre regorgent de secrets inavouables qui feront remonter à la surface une part de souffrance, de remords et de pulsion de vengeance. Entre la fuite de leurs démons ou leur affrontement, les trois hommes n'ont plus guère le choix et, de ce sombre combat pour la survie des leurs, personne ne sortira indemne.

Ce polar, noir à souhait, visite les tréfonds de l'âme humaine avec la force d'un uppercut qui met son homme K.-O. Et Lehane s'engouffre profondément au coeur de l'abîme de ses personnages tourmentés, blessés, brisés, dans un récit psychologique dense, troublant, obsédant. Rarement a-t-on atteint ce niveau d'intensité et de tragédie dans un roman policier, et Lehane démontre hors de tout doute qu'il est un maître dans ce domaine. Malgré la noirceur du récit, Mystic River est une magnifique ode à la vie dans toute sa beauté, sa torpeur et sa fragilité, dans ce qu'elle a de plus magnifiquement humain. Un roman très fort, très troublant que ce quatrième Lehane dont on dit qu'il est son meilleur.