Littérature québécoise - Au tribunal de l'humanité
Constantin Stoiciu a quitté sa Roumanie natale en 1981. Or, le regard que porte cet auteur sur ceux qui, comme lui, ont déserté leur patrie plutôt que de l'aider à traverser les épreuves qui ont jalonné son histoire, ceux qu'il appelle crûment «les fuyards», est sans complaisance. Sans pour autant tomber dans la vendetta, l'auteur du Roman du retour, de Fragments frivoles d'éternité et de La surprenante dignité d'un inconnu qui étouffe trace un portrait impitoyable de tous ces individus qui, tantôt par simple lâcheté, tantôt sous de faux airs nobles, préfèrent servir leurs propres intérêts que ceux du pays, qu'il faille pour cela en sortir ou y rester. Tour à tour dans ce roman, déserteurs, profiteurs de la guerre et autres adorateurs du dieu Argent passent à la guillotine.
Carol Berindei vit en permanence dans un aéroport. Il ne s'agit pas d'une métaphore: là il égrène les jours assis sur le rebord d'une fenêtre et, la nuit venue, descend au sous-sol pour s'accorder quelques heures de sommeil sur un lit de fortune. C'est qu'il attend Ana-Maria, descendante de la célèbre famille roumaine des Codruniari, qui le lui a un jour demandé. Il ferait n'importe quoi pour elle. Depuis des années, bien avant de la rencontrer, il contemplait sa photo dans le bureau de son père, Stefan Codruniari, qui, à son arrivée à Montréal, après la victoire du communisme en Roumanie, a fondé une usine de plastique que Carol Berindei a servi loyalement pendant 20 ans, soit jusqu'à la faillite. Un destin anonyme dont se contentait sans trop y réfléchir cet ancien journaliste et poète qui a fui l'amour vers le nouveau continent. Car, selon ses dires, bien plus qu'au régime socialiste, c'est au mal d'aimer et à la crainte que son bonheur ne s'évanouisse un jour que Berindei a voulu échapper en quittant son pays. Les autres fuyards ont du mal à croire à cette histoire.L'exilé affiche sans conteste une personnalité complexe. Hésitant entre des aventures prosaïques avec des femmes laides qui lui font des avances, des échappées vers la poésie et la fierté renouvelée de porter d'élégants costumes, Berindei est à la fois noble et couard, idéaliste et indifférent. Un être humain, en somme. Ainsi pourrait-on dire que le simple fait de le mettre en scène suffit à ouvrir le procès de l'humanité, comme l'a fait Camus avec brio. Le lâche mais rêveur Berindei, la calculatrice mais gagnante Ana-Maria, la méprisante mais vulnérable Elena, le perdant mais naïf Alex, et Stefan, l'aristocrate sans envergure mais attaché à ses privilèges, sont autant d'individus que le lecteur sera souvent prêt à condamner, sans jamais pourtant oser le faire.
Et que dire de la pulsion malsaine et inavouable qui pousse Carol, comme tant d'autres dans le monde réel, à suivre avec intérêt l'éclatement d'une guerre qui se déroule loin de chez lui, comme on attend le climax d'un film ou comme on espère qu'untel se casse les dents sur un projet pour se conforter soi-même dans son bonheur tranquille. Sans complaisance, tel est le regard de Stoiciu.
Bien sûr, le roman n'est pas parfait. Il y a quelques redondances par-ci, quelques maladresses stylistiques par-là, mais rien qui n'hypothèque sérieusement la qualité du livre. Plus important: la lucidité du propos en sort parfaitement indemne.