La vie n’est pas toujours un roman d’amour

Il fut un temps où les héroïnes des romans d’amour se laissaient mourir de désespoir, ou entraient au couvent par chagrin d’amour. Aujourd’hui, elles se consolent en prenant un verre avec des copines, et en espérant que le prospect suivant sera le bon, tout en restant très attentives au doux tic-tac de leur horloge biologique.
C’est un peu le parcours que tracent Jean-Philippe Warren et Marie-Pier Luneau dans l’essai L’amour comme un roman. Le roman sentimental au Québec, d’hier à aujourd’hui, paru aux Presses de l’Université de Montréal. En fait, c’est presque une histoire des femmes québécoises que l’on devine en filigrane de cette analyse des romans sentimentaux. Car non seulement les femmes sont et ont été les principales autrices et les principales lectrices des romans d’amour à travers les âges, elles en sont aussi majoritairement les héroïnes.
Les auteurs ont étudié un corpus d’une centaine de romans, publiés à partir de la première moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des œuvres célébrant Dieu et la patrie avant l’amour aux œuvres BDSM (pour domination-soumission-sadomasochisme), particulièrement prisées par les femmes, du XXIe siècle.
Par roman d’amour, ils entendent un roman où l’amour « triomphe », non sans, bien sûr, avoir résolu les obstacles qui l’opposaient. C’est ce qui a justifié notamment l’exclusion du corpus d’œuvres comme Maria Chapdelaine ou Bonheur d’occasion, où l’amour est défait à la fin.
Tout « triomphant » qu’il soit dans ces romans, l’amour y est successivement refoulé au profit de Dieu ou de la patrie, sublimé dans la mort ou dans la religion, domestiqué dans la vie familiale après la Première Guerre, célébré ou sériel, selon les époques, comme l’ont établi les auteurs dans leur démarche. Et ce sont surtout les femmes qui en subissent les conséquences.
L’amour comme but ultime de la vie
Parce que, jusqu’à encore très récemment, les femmes faisaient de l’amour, du moins dans ces romans, le but ultime de leur vie. « Pour les élites du tournant du XXe siècle, l’amour est à la fois indépassable, incontournable et universel. Les femmes, surtout, ne peuvent résister aux appels de Cupidon. Elles surinvestissent l’amour, qui devient plus que jamais leur affaire, à l’inverse des hommes appelés à surjouer le travail, chaque genre se retrouvant à occuper un espace social et physique plus ou moins étanche qui recoupe les sphères privée et publique. »
Le roman sentimental, qui porte successivement les termes, peu flatteurs, avouons-le, de roman à l’eau de rose ou encore de chicklit, n’est pas, par définition, révolutionnaire. Et personne n’espère y trouver les sources d’inspiration du progrès. Pourtant, disent les auteurs, il faut s’y intéresser, ne serait-ce que parce que ce sont les livres que des générations de femmes ont lus avant nous. Et leur recherche est la première à se pencher sur le sujet.
Or, l’expérience de l’amour, dans les romans étudiés, est presque toujours accompagnée d’une ascension sociale pour l’héroïne. Et le rêve de l’amour, comparable à celui du prince charmant des contes pour enfants, est assorti de celui d’une vie heureuse et confortable.
Encore aujourd’hui, observe Marie-Pier Luneau, les héroïnes des romans dits de chicklit, écrits dans une perspective « postféministe », font généralement moins d’argent que les hommes qu’elles convoitent. Et même les personnages des homoromans, mettant en scène des couples non hétérosexuels, répondent à ces mécanismes traditionnels.
« Dans la chicklit, dit-elle en entrevue, même si l’héroïne travaille et qu’elle est très bien représentée dans son milieu de travail, elle occupe toujours une fonction où elle fait moins d’argent que son futur chum. Ces rapports d’inégalité continuent. »
« Elle est capable d’être seule, mais il lui manque quelque chose si elle reste solitaire », ajoute Jean-Philippe Warren.
Dans la plupart des cas, la perspective de rester « vieille fille » est considérée comme « la pire tare », ou le pire scénario envisagé. « Même dans la chicklit, arriver dans la trentaine, c’est déjà perdre de la valeur sur le marché », observe Mme Juneau. « Pas plus dans les récits de la chicklit que dans les périodes précédentes, les vieilles filles ne peuvent incarner un avenir satisfaisant. »
La beauté comme capital
Dans ce contexte, constate Jean-Philippe Warren en entrevue, l’héroïne n’a, ou n’avait du moins, que son « capital de beauté », assorti bien sûr de ses habiletés domestiques, pour tirer son épingle du jeu.
« Les romans ne cessent de le répéter, on ne peut être attiré par une femme laide, écrivent les auteurs dans le chapitre consacré à la période 1945-1965. Si la femme au foyer se doit d’être pimpante et attirante, pour éviter que son mari “regarde ailleurs” et “saute la clôture”, il en va de même, a fortiori, de la fiancée, qui peut se faire “voler” son promis par une femme plus entreprenante. »
Quant à la sexualité dans l’amour, elle ne devient vraiment un enjeu qu’à partir des années 1960. « Avant 1960, et même, pourrions-nous dire, avant 1975, très rares sont les romans québécois qui fondent l’amour sur les rapports sexuels », écrivent-ils, l’orgasme féminin apparaissant aussi tardivement dans les écrits. À ce chapitre, les auteurs disent être « étonnés » de l’engouement des lectrices pour les romans dits BDSM du XXIe siècle empruntant au modèle du célèbre Cinquante nuances de Grey de la romancière britannique E. L. James.
« Le viol et la séquestration dans le roman sentimental existent depuis les années 1950, dit Jean-Philippe Warren. C’est un vieux motif qui perdure. »
À ce sujet, il relève qu’une certaine notion d’« esclavage » est présente dans celle de l’amour. « Le fiancé se met à genoux pour faire une demande en mariage, ou le chevalier servant dit à sa dulcinée qu’il va la servir, dit-il […] Reste l’énigme : pourquoi [le roman BDSM] plaît[-il] à des millions de femmes ? » Le mystère demeure.
Six romans sentimentaux à travers six époques de l’histoire du Québec
Période 1830-1860 : l’amour refoulé. L’influence d’un livre, Philippe Aubert de Gaspé fils, 1837.
Période 1860-1920 : l’amour sublimé. Les Ribaud : une idylle de 37, Ernest Choquette, 1898.
Période 1920-1945 : l’amour domestiqué. Celle qui revient, Marie-Anne Perreault, 1930.
Période 1945-1965 : l’amour célébré. Tes désirs sont des ordres, ma chérie, Pol Delval, sans date.
Période 1965-2000 : l’amour sériel. Tendre Rachel, Marie-Claude Bussières-Tremblay, 1978.
Depuis 2000 : l’amour malgré tout. Soutien-gorge rose et veston noir, Rafaële Germain, 2004.