«Les barbares numériques: résister à l’invasion des GAFAM»: visa les GAFAM, tua le Canada

Cinéma, musique, information, magasinage… les géants numériques sont partout en 2022 et on peine encore à comprendre leur impact sur l’évolution des cultures canadienne et québécoise. L’ex-professeur et ancien directeur de l’information à Radio-Canada Alain Saulnier donne quelques indices dans son plus récent essai coup-de-poing sur la question, mais il a très peu de pistes de solution à proposer.
Ce n’est pas faute d’en avoir cherché, cela dit. Dans Les barbares numériques. Résister à l’invasion des GAFAM, on sent plutôt que l’auteur s’est retrouvé à plusieurs reprises dans un cul-de-sac avant d’arriver au constat qui transpire tout au long des 200 pages de son essai : à la longue, toutes les occasions qu’ont ratées les décideurs canadiens et québécois pour mieux endiguer cette invasion vont finir par coûter cher aux cultures anglophone et francophone canadiennes.
L’auteur parle d’invasion, mais on pourrait tout aussi bien parler d’inondation, car les GAFAM (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, les chefs de file de ce mouvement mondial du tout-numérique qui pourrait tout aussi bien inclure Disney, Netflix, Spotify et TikTok, pourquoi pas ?) savent habilement s’immiscer dans les fissures de toutes les murailles que tentent de leur opposer les gouvernements.
Alain Saulnier ne manque pas de souligner comment certains ministres fédéraux ont eu de nombreuses rencontres avec les lobbyistes des GAFAM ces dernières années. Sans surprise, on apprend qu’alors qu’elle était ministre du Patrimoine, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, avait pour proche conseillère l’ancienne directrice du service des communications mondiales et des affaires publiques de Google Canada, Leslie Church. Mme Church fait présentement partie du cabinet de la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland.
« Le loup est dans la bergerie, avance avec inquiétude Alain Saulnier en entrevue avec Le Devoir. Il y a trop de proximité entre les GAFAM et les élus canadiens. »
Cette proximité n’est pas exclusive au Canada : les géants technos américains entretiennent des relations similaires avec plusieurs dizaines de gouvernements dans le monde, raison sans doute pour laquelle la négociation d’une taxe mondiale sur le numérique par les pays membres de l’OCDE a accouché de la proverbiale souris — un niveau de taxation jugé très faible par ses nombreuses critiques et qui arrive bien tard, soit en 2024.
La télé comme dernier rempart
Parce que tout est dans tout, on ne peut pas parler des moyens de freiner cette invasion à la fois barbare et culturelle sans toucher au rôle de Radio-Canada dans le paysage culturel canadien. Alain Saulnier connaît évidemment bien la boîte pour y avoir travaillé de nombreuses années. Il fait partie de ceux qui croient que la société d’État ferait un meilleurtravail pour défendre ce qui distingue la culture canadienne de la culture américaine si elle se défaisait de sa dépendance à la publicité.
Devant les Netflix et Disney de ce monde, la plateforme numérique Tou.tv et, plus tard, CBC Gem (son pendant anglophone) auraient pu s’élever en rempart national. Mais Radio-Canada et la CBC sont des concurrents télévisuels et publicitaires de TVA, Global (Shaw) et CTV (Bell), entre autres, ce qui les empêche de devenir cette plateforme médiatique inclusive dont les diffuseurs canadiens auraient bien besoin. « Radio-Canada dépend trop de la publicité. Pourquoi Véronique Cloutier occupe-t-elle une si grande place sur Tou.tv ? C’est parce qu’il y a trop de gens à Radio-Canada qui veulent à tout prix faire de l’argent », dit l’auteur.
Le Québec pourrait certainement se rabattre sur sa propre télé d’État, Télé-Québec. Mais ce virage-là non plus n’a jamais été pris chez celle qu’on appelait jusqu’en 1996 Radio-Québec. Signe des temps et preuve que le numérique abolit les frontières (et pas toujours pour le mieux), « Radio-Québec » est aujourd’hui le nom d’une chaîne Internet complotiste animée par le féru de QAnon Alexis Cossette-Trudel.
Télé-Québec aurait pu jouer ce rôle de vitrine culturelle québécoise jusque dans le numérique, croit M. Saulnier, mais les élus provinciaux ont décidé que non. « On se trouve donc dans une drôle de situation, où les meilleurs outils pour défendre le statut souverain de notre culture francophone se trouvent à Ottawa (qui fixe le budget de Radio-Canada) plutôt qu’à Québec. Aujourd’hui, Télé-Québec n’est plus de taille. »
« En français, s.v.p. ! »
On ne sait pas ce que pense l’actuel p.-d.g. de Québecor et du Groupe TVA, Pierre Karl Péladeau, de l’anglicisation accélérée des chansons interprétées par les participants à Star Académie, l’émission phare de TVA. À l’hiver 2015, M. Péladeau s’était écrié « En français, s.v.p. ! » lors d’un concert à Rouyn-Noranda durant lequel la chanteuse francophone d’un groupe rock appelé Groenland chantait dans la langue d’Elvis Presley.
Ce qu’on sait, c’est que défendre la culture québécoise et francophone est une tâche trop lourde pour qu’elle relève exclusivement des médias ou du privé, séduits comme ils le sont par le chant des sirènes publicitaires et populaires, explique Alain Saulnier dans son essai.
Ce n’est pourtant rien de bien nouveau. On accusait Hollywood de dumping culturel au Canada bien avant l’arrivée d’Internet… Ne l’oublions pas, car, au XXe siècle, il existait des programmes universitaires entiers destinés à lutter contre l’impérialisme culturel américain, tant sur le grand écran que sur le petit. Ou dans les livres. Ou partout ailleurs.
Ne perdons pas de vue que l’avantage des GAFAM est d’avoir pris le contrôle de technologies clés qui ne sont, en fin de compte, que des outils. C’est ce qu’on en fait qui détermine leur importance. Alain Saulnier répète d’ailleurs qu’il n’est pas contre ces technologies, au contraire. Le problème est plutôt qu’on semble, au Québec et au Canada, les laisser faire n’importe quoi sans résister. Et même quand ces technologies ne sont pas à proprement parler américaines (pensons à la suédoise Spotify), l’effet est le même.
« Il faudrait probablement travailler davantage avec le reste de la Francophonie », suggère l’ancien professeur universitaire montréalais. Et s’inspirer davantage de ce qui a fait le succès d’entreprises culturelles québécoises comme le Cirque du Soleil, qui s’est internationalisé tout en conservant un petit je-ne-sais-quoi bien de chez nous.
Surtout qu’avec tout le développement en numérique et en intelligence artificielle qui se fait dans la province, le prochain Spotify pourrait tout aussi bien être créé au Québec. Le meilleur moyen de renverser l’envahisseur est peut-être de devenir à son tour un envahisseur…